Nous étudierons ici l’œuvre de Houellebecq en nous appuyant sur « le Roman Historique » de Lukacs qui servira de grille de lecture à l’œuvre du romancier français contemporain le plus lu.
Dans une ample et précieuse introduction à cet ouvrage théorique, Claude-Edmonde Magny insiste sur l'idée maîtresse de Lukacs consistant à affirmer qu’un « être», individu, personnage, roman ou autre, est toujours conditionné par un contexte historico-sociologique, et que le genre du roman historique doit permettre d’en mieux éclairer l’essence.
Le premier chapitre se penche sur les conditions socio-historiques de l’apparition du roman historique, sur l’apport décisif de Walter Scott à l’édification de ce genre, ainsi que sur sa technique qui refuse les grandes figures au profit de personnages moyens mieux à mêmes d’évoquer le sens du destin qui s’abat sur les gens simples. Il traite aussi du conflit entre l’approche romantique jugée réactionnaire et le roman historique. Le second interroge la distinction entre genre épique et dramatique, roman et drame historique. Il traite du caractère public, de la notion de collision dans le style épique et dramatique, et d’une esquisse du développement de l’historicisme dans le drame et la dramaturgie. Le troisième revisite les changements dans la conception de l’histoire après la révolution de 1848, de la limitation à la vie privée, de modernisation et d’exotisme, du naturalisme de l'opposition populaire, de Conrad Ferdinand Meyer, du nouveau roman historique. Quant au quatrième chapitre, il traite des caractéristiques générales de la littérature humaniste de protestation dans la période impérialiste, du caractère populaire et esprit authentique de l'histoire, de la forme biographique et sa problématique, du roman historique de Romain Rolland, et enfin des perspectives de développement du nouvel humanisme dans le roman historique dans lequel il prolonge sa réflexion générale.
La notion même de « roman historique » apparaît p.17 :
« Ce qui manque au prétendu roman historique avant Walter Scott, c'est justement ce qui est spécifiquement historique : le fait que la particularité des personnages dérive de la spécificité historique de leur temps. »
Le principe de « collision » tient une place importante dans cet essai, c’est à travers elle que se révèle la grande histoire, au sein de cet entrelacement de forces hétérogènes seul à même de synthétiser une époque dans sa totalité. Car même si l’auteur insiste sur l’incapacité du romancier à rendre compte de façon exhaustive de cette totalité, il a pour tâche de la décrire en se servant d’archétypes les plus significatifs. Il existe une volonté totalisatrice du roman historique mais ce qui compte pour Lukacs n’est pas l’accumulation de détails exotiques censés rendre compte d’une époque mais bien plutôt la capacité de l’auteur à synthétiser les diverses tendances qui travaillent son époque via quelques personnages chargés de les incarner. Le roman historique doit savoir épouser son temps, l’accompagner avec précision, sans rechercher l’originalité artificielle, ni imposer une grille de lecture dogmatique réactionnaire comme trop souvent selon Lukacs.
« Pour le drame l'authenticité historique signifie : la vérité historique intrinsèque de la collision. »
p.167, Le Roman Historique.
Parcourons certains romans de Houellebecq, lestés de ces principes para-marxistes.
Dans Plateforme, le narrateur, Michel, particulièrement désabusé, appréciant les enterrements, et se réjouissant de la mort de son père, décide de se lancer dans le tourisme à caractère essentiellement sexuel.
Il s’y prépare déjà via quelque lieu de débauche addictif :
« En général, en sortant du bureau, j’allais faire un tour dans un peep-show. Ça me coûtait cinquante francs, parfois soixante-dix quand l’éjaculation tardait. Voir des chattes en mouvement, ça me lavait la tête. Les orientations contradictoires de la vidéo d’art contemporain, l’équilibre entre conservation du patrimoine et soutien à la création vivante…tout cela disparaissait vite, devant la magie facile des chattes en mouvement. »
p.25
Le personnage semble revenu de tout :
« La crise de la vache folle m’intéressait peu, je me nourrissais essentiellement de purée Mousline au fromage. Puis la soirée continuait. Je n’étais pas malheureux, j’avais cent vingt-huit chaînes. Vers deux heures du matin, je me terminais avec des comédies musicales turques ».
p.25
Les pages brossent le ressenti de ce qu’il faut bien nommer un individu foncièrement dépressif :
« Pourquoi n’avais-je jamais, dans mon travail, manifesté une passion comparable à celle de Marie-Jeanne ? Pourquoi n’avais-je jamais, plus généralement, manifesté de véritable passion ? »
p.33
Plus loin :
« Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d’Europe occidentale, je souhaite voyager. »
Ce côté Droopy est toutefois contrebalancé par un certain cynisme agressif :
« Prendre l’avion aujourd’hui, quelle que soit la compagnie, quelle que soit la destination, équivaut à être traité comme une merde pendant toute la durée du vol. »
p.37
« Le héros » s’aide régulièrement de produits chimiques divers pour supporter sa morne existence :
« Je commandai un double expresse au room service, que j’avalai avec un Efferalgan, un Doliprane et une double dose d’Oscillococcinum ».
p.44
Il jette un regard de mépris sur ses contemporains :
« […] finalement, il ne ressemble pas tellement à Antoine Waechter mais plutôt à Robin des Bois, avec cependant quelque chose de suisse, ou pour mieux dire jurassien. Pour tout dire il ne ressemblait pas à grand-chose, mais il avait vraiment l’air d’un con. Sans parler de sa femme, en salopette, sérieuse, bonne laitière. Il était invraisemblable que ces êtres ne se soient pas déjà reproduits, pensai-je ; »
p.48
Pour Lukacs, l’historicité chargée de garantir l’authenticité d’un récit se doit de demeurer ouverte sur l’avenir, elle n’est pas une téléologie qui se servirait de personnages ou d’un récit pour illustrer ses principes mais le dévoilement de l’immanence historique en actes et situations, sans réduire la complexité de son développement.
Même si la complexité est rarement au rendez-vous chez Houellebecq, il faut bien dire qu’il ne sert de rien ni de personne car son œuvre ne véhicule pas de grands principes, bien au contraire, elle dévoile leur disparition lente et progressive, à l’image de toute une époque.
Ses compagnons de voyages sont des « connards humanitaires protestants », et pour obtenir un rapport sexuel consenti, il faut subir « des conversations fastidieuses », « des problèmes chiants », que l’on tentera d’éviter avec des putes, si possible non occidentales car ces dernières sont des « débris humains ».
Se promener aux Halles revient à visiter Thoiry, l’économie est ennuyeuse, bref, il n’y a pas grand-chose à sauver dans le monde ici dépeint, hormis quelques orgies qui semblent encore stimuler un peu d’enthousiasme chez le narrateur. Les croyants sont dépeints comme hypocrites, et plus ils se veulent intégristes, plus ils se vautrent dans la fange. Laissons le mot de la fin de ce roman à son protagoniste central :
« La mort, maintenant, je l’ai comprise ; je ne crois pas qu’elle me fera beaucoup de mal. J’ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses ; j’ai même connu de brefs moments d’amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive ; j’aurai été un individu médiocre, sous tous ses aspects. »
p.369
Le prologue des Particules Élémentaires dit bien l’ambition de recension historique de son auteur :
« Ce livre est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occidentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Généralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d'autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inéluctablement, dans la zone économique des pays moyen-pauvres; fréquemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l'amertume. Les sentiments d'amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels ses contemporains faisaient le plus souvent preuve d'indifférence, voire de cruauté.
Au moment de sa disparition, Michel Djerzinski était unanimement considéré comme un biologiste de tout premier plan, et on pensait sérieusement à lui pour le prix Nobel; sa véritable importance ne devait apparaître qu'un peu plus tard. »
Dans les romans de Houellebecq, les collisions sont absentes, et les contradictions assez peu présentes. Cela contribue à la linéarité formelle de ses récits. Le cours des choses semble se dérouler à perte, sans consistance ni violence particulièrement saillante, seule une néantisation de tous les instants vient tranquillement anesthésier la pseudo-existence de ses personnages. Les Particules Élémentaires ne dérogent pas à cette règle.
« Pendant plusieurs jours Michel garda la photo à portée de la main, appuyée à sa lampe de chevet. Le temps est un mystère banal, et tout était dans l'ordre, essayait-il de se dire; le regard s'éteint, la joie et la confiance disparaissent. Allongé sur son matelas Bultex, il s'exerçait sans succès à l'impermanence ».
p.6, Les Particules Élémentaires.
« Les deux époux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l'enfant; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l'élevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal de liberté personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. »
p.8, Les Particules Élémentaires.
En creux, la libération des mœurs est nettement accusée de contribuer au malheur du personnage central qui décrit de façon neutre une époque qu’il n’a pu connaître. La neutralité de ton étant systématique dans cette œuvre.
« À l'époque, Michel avait des idées modérées sur le bonheur. En définitive, il n'y avait jamais réellement songé. Les idées qu'il pouvait avoir, il les tenait de grand-mère, qui les avait directement transmises à ses enfants. Sa grand-mère était catholique et votait de Gaulle; ses deux filles avaient épousé des communistes; cela n'y changeait pas grand-chose. Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils électroménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (niais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que son travail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. »
Ibid, p.16
« Ainsi, tandis que l'essence d'une collision doit rester historiquement authentique, le drame historique doit faire apparaître les traits dans les êtres humains et leurs destinées qui feront qu'un spectateur, séparé de ces événements par des siècles, se sente y participer directement. »
p.169, Le Roman Historique.
Shakespeare est loué pour sa capacité à prendre en compte l’enchevêtrement des contradictions propre à la crise du féodalisme qui a véhiculé la collision entre le type du noble et du souverain humaniste avec l’homme ancien propre au temps féodal. Sa capacité à assimiler les grandes contradictions sociale et à les injecter au sein de personnages particuliers est la qualité géniale du grand romancier historique. Les traits de la crise sociale épousent sous sa plume les comportements et traits psychologiques de ses personnages. C’est au cœur de cette superposition habile que se caractérise selon Lukacs le propre du roman historique. La collision dans les grands romans présente nécessairement un caractère d’universalité propre à intéresser un lecteur non directement concerné par ladite période. Gœthe, Schiller, Manzoni, Büchner et Pouchkine sont considérés comme des maîtres dans cet art. L’auteur apprécie tout particulièrement la faculté d’un romancier à traduire réellement les forces motrices sociohistoriques qui sous-tendent l’implication d’individus décrits dans leur concrétude contradictoire. Il rejette le type de roman purement subjectif qui s’enferme dans la stricte description psychologisante d’individus isolés, comme celui qui se veut strictement réaliste et où seules dominent des généralités dogmatiques faisant fi des contradictions subjectives.
Si, comme le pense Lukacs, le but du roman est de représenter une réalité sociale déterminée à une époque déterminée avec toute la couleur et toute l'atmosphère spécifique de cette époque, il semble évident que Houellebecq répond à cette exigence.
Puisque le roman figure la «totalité des objets», il doit aller jusque dans les petits détails de la vie quotidienne, dans le temps concret de l'action, il doit mettre en évidence ce qui est spécifique de cette époque dans l'interaction complexe de tous ces détails. Par conséquent l'historicité générale de la collision centrale, qui constitue le caractère historique du drame, ne suffit pas au roman. Il doit être historiquement authentique en tous points. C’est via cet équilibre entre restitution factuelle d’une époque et description des problématiques sociales et économiques à l’œuvre en sous-tension qui permet d’accomplir la mission du romancier historique.
Et chez Houellebecq, le sens des détails est omniprésent, jusqu’à prendre le dessus sur le caractère général des choses justement. Le nom des hôtels, des livres, les prénoms, la dénomination des choses est plus substantielle que la substance elle-même.
Toutefois, ce souci de l’exactitude ne doit pas se faire dogmatique et n’est pas l’alpha et l’oméga d’un bon roman historique selon l’auteur. En effet, l'auteur dramatique doit non seulement prendre en charge les données historiques factuelles, mais ne doit pas se laisser noyer en elles, car c’est la totalité du drame qui lui donne sa cohérence et non un petit réalisme mesquin. La fidélité à l’esprit de l’ensemble doit primer sur celle du détail.
Le bon auteur commence par jeter les bases concrètes de son récit tout en leur adjoignant les enjeux profonds qui les sous-tendent.
L'effondrement personnel d’un monarque absolu est toujours la conséquence des déterminations socio-historiques du despotisme, non par quelque névrose propre à la constitution nerveuse du roi en tant qu’individu particulier.
Emilia Galotti de Lessing, Don Carlos de Schiller, Werther de Gœthe, Barnaby Rudge de Dickens, Bel Ami de Maupassant, Bruges-la-morte de Rodenbach, Witiko de Stifter, Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ou encore Les Dieux ont soif d'Anatole France, et des dizaines d’autres romans sont analysés à l’aune de ces critères qualitatifs qui forment la trame générale de l’essai de Lukacs.
Lukacs considère que pas-même Swift, Voltaire ou encore Diderot n’ont su refléter fidèlement les caractéristiques historiques essentielles de leur temps. Seul Walter Scott va réunir les qualités requises pour ouvrir un chemin à ce genre. Lukacs repense cette question de la capacité d’un auteur à dire son temps à travers les notions d’irrationalité et de rationalité, estimant que c’est au travers de leur entrelacement que se joue la vérité d’un roman et sa capacité à restituer son temps.
Il estime qu’Adam Smith a su attirer l'attention des écrivains sur l'importance concrète et donc historique du temps et du lieu, des conditions sociales, ouvrant une perspective à des moyens d'expression réalistes, littéraires, pour figurer quelque particularité spatio-temporelle des êtres et des circonstances.
Lukacs s’appuie en premier lieu pour éclairer cette perspective sur le principe d’avènement et de décadence d’une classe sociale, qui conditionne l’émergence d’une œuvre et son type de figuration. Le roman historique doit supporter, épouser la forme d’une époque, dans ses détails comme dans ses lignes de forces, mais aussi refléter son intentionnalité et ses spécificités socio-politiques de façon objective en se raccordant à la temporalité présente :
Les auteurs qui retiennent sa prédilection sont ceux qui comme Balzac ou Flaubert réunissent en un temps et un espace intérieurs à l'ensemble d’une vue générale leurs récits. La chronologie biographique est toujours au service d’une approche globalisante, mais ne faisant pas fi de ses contradictions internes.
La notion de figuration revient fréquemment dans cet essai dans l’acception de ce qui donne forme à quelque chose. Le romancier authentique est appelé à figurer les grandes crises de son temps, à leur donner corps, une expression accessible à tous susceptible d’éveiller les consciences. Car Lukacs n’envisage pas la littérature comme un simple moyen d’évasion mais comme moyen d’émancipation et de prise de conscience de soi.
« Un reflet purement intellectuel de faits ou de lois de la réalité objective peut admettre ouvertement cette relativité, il doit même le faire, car si une forme de connaissance prétend être absolue, en ignorant le facteur dialectique de la reproduction purement relative, c'est-à-dire incomplète, de l'infinitude de la réalité objective, elle tend fatalement à être faussée, à produire une déformation du tableau qu'elle donne. »p.99, Le Roman Historique.
Le roman est chargé de faire sortir l’opacité contradictoire des processus sociaux hors de sa gangue afin que le lecteur puisse s’en saisir lucidement sans la déformer ni la simplifier, ce qui est la tentation de tout auteur afin d’alléger sa tâche.
« Cependant, dans le même temps, la consommation libidinale de masse d'origine nord-américaine (chansons d'Elvis Presley, films de Marilyn Monroe) se répandait en Europe occidentale. Parallèlement aux réfrigérateurs et aux machines à laver, accompagnement matériel du bonheur du couple, se répandaient le transistor et le pick-up, qui devaient mettre en avant le modèle comportemental du flirt adolescent. Le conflit idéologique, latent tout au long des années soixante, éclata au début des années soixante-dix dans Mademoiselle Age tendre et dans 20 Ans, se cristallisant autour de la question à l'époque centrale: «Jusqu'où peut-aller avant le mariage?» Ces mêmes années, l'option hédoniste-libidinale d'origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d'organes de presse d'inspiration libertaire (le premier numéro d'Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S'ils se situaient en principe dans une perspective politique de contestation du capitalisme, ces périodiques s'accordaient avec l'industrie du divertissement sur l'essentiel: destruction des valeurs morales judéo-chrétiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté individuelle. »
p.19, Les Particules Élémentaires.
Pour la théorie du roman historique de Lukacs, forme et fond se conjuguent et s’entrelacent :
« Mais l'apparence absolue de l'image relative de la vie doit, bien entendu, trouver son fondement dans le contenu. Cela exige que soient réellement saisis les rapports normatifs essentiels et les plus importants de la vie dans la destinée de l'individu comme de la société. Mais il est tout aussi évident que la simple connaissance de ces rapports essentiels ne peut jamais suffire. Ces traits essentiels, ces normes les plus importantes de la vie doivent apparaître avec un nouveau caractère immédiat créé par l'art comme des traits et des rapports personnels uniques d'êtres humains concrets et de situations concrètes. Réaliser ce nouveau caractère immédiat de nature artistique, ré-individualiser ce qui est général dans l'homme et son destin, telle est précisément la mission de la forme artistique ».
P.100, Le Roman Historique.
Il s’agit de prendre en charge la subjectivité des hommes et des lieux tout en la circonscrivant à son époque afin de l’objectiver. Cette approche réaliste peut s’appliquer à toutes les circonstances puisqu’elle s’articule sur une dialectique ouverte aux contradictions. Lukacs connaissait la notion de réification propre à Marx qu’il allait affiner tout au long de son œuvre, et il s’agissait déjà lors de cet essai d’éviter de proposer une grille de lecture romanesque chargée de figer les caractères et les aspirations des personnages derrière une glace de concepts désincarnés. Toute la subtilité de Lukacs consiste à proposer une vision progressiste de l’art romanesque même s’il rejette régulièrement et fermement la tradition qu’il juge réactionnaire du roman. Cela comprend tout aussi bien Théophile Gautier hostile à Fourier, Malthus et le darwinisme évidemment, Nietzsche et son cynisme qui justifie toutes les inégalités sociales, Taine et sa sociologie racialiste, le romantisme allemand, la glorification réactionnaire du Moyen Age, Vigny, Croce, mais il apprécie Flaubert qui éprouve une véritable répulsion à l’égard du mode de vie bourgeois, ainsi que Mayer, Bourget malgré son ton réactionnaire qu’il considère comme fin psychologue. Si Walter Scott est son héros, c’est parce qu’il a su décrire avec précision et neutralité les insurrections royalistes, les luttes des Puritains contre les Stuarts, de la noblesse contre l’absolutisme, avec une faculté artistique certaine de rendre l’objectivité socio-historique de son propos. L’auteur s’évertue à analyser les tendances esthétiques des auteurs liées selon lui à leur extraction sociale.
« C'est seulement dans la dernière période du siècle des Lumières que le problème du reflet artistique surgit comme un problème central de la littérature. Cela se produit en Allemagne ». p.20, Le Roman Historique.
Cette notion de reflet a été développée par le courant positiviste, comme chez Platon ou Herder, elle joue dans cet ouvrage un rôle central.
« Mais le changement que Walter Scott effectue dans l'histoire de la littérature mondiale est indépendant de cette limitation de son horizon humain et poétique. La grandeur de Scott réside dans son aptitude à donner une incarnation humaine vivante à des types historico-sociaux. Les traits typiquement humains dans lesquels deviennent tangibles de grands courants historiques n'ont jamais été figurés avant Scott avec cette magnificence, cette franchise et cette vigueur. Et surtout jamais auparavant cette sorte de figuration n'avait été consciemment mise au centre de la représentation de la réalité » p.35, Le Roman Historique.
En concentrant le reflet de la vie sur un grand conflit, en groupant toutes les manifestations de la vie autour de ce conflit et en leur permettant de se donner cours seulement par rapport au conflit, le drame simplifie et généralise les attitudes possibles des hommes à l'égard des problèmes de leurs vies. »
p.103-103,Ibid.
Ces vues suggestives sont liées par l’idée que la domination des éléments rationnels au cœur du récit assure son caractère proprement humaniste. L’évocation du conflit ne doit pas éluder la finalité de celui-ci qui consiste régulièrement dans une volonté d’émancipation d’un groupe donné. L’objectivisation du récit assure seule la compréhension du récit.
« Pour la vie et pour son reflet artistique: le drame, il n'est pas question d'une représentation formelle et décorative, mais d'une convergence objective de forces, de la concentration réelle, personnelle, d'une force sociale qui entre en collision. »
p.114, Ibid.
Les Particules Élémentaires de Houellebecq répondent non pas en termes de collision mais plus de désintégration. En ce sens, l’auteur aurait été sans nul doute rangé dans la catégorie de « réactionnaire contre-révolutionnaire et anti-progressiste » par le jeune Luckacs. Ses romans ne proposent aucune alternative au délitement des sociétés occidentales, aucune compensation ni consolation, aucune ouverture. Juste une sensation d’accompagnement passif et quelque peu asphyxié.
« Après la visite de Bruno, Michel demeura couché deux semaines entières. De fait, se demandait-il, comment une société pourrait-elle subsister sans religion? Déjà, dans le cas d'un individu, ça paraissait difficile. Pendant plusieurs jours, il contempla le radiateur situé à gauche de son lit. En saison les cannelures se remplissaient d'eau chaude, c'était un mécanisme utile et ingénieux; mais combien de temps la société occidentale pourrait-elle subsister sans une religion quelconque? »
p.59, Les Particules Élémentaires.
Le tragique et le dramatique sont bien présents, comme dans tout roman historique, en liaison directe avec la vie des personnages.
« Répétons-le : nous n'avons mentionné ici que quelques exemples significatifs tirés du grand nombre de faits vitaux » dont le drame est le reflet concentré et artistiquement conscient, épuisant toutes les possibilités de cette concentration. Les lois formelles du drame proviennent de la matière de la vie, dont la forme est le reflet artistique le plus universel et suprêmement généralisé. Mais, justement pour cette raison, les mêmes normes intrinsèques de forme sont en vigueur dans ces œuvres d'art très diverses : les lois du mouvement de la vie elle-même, dont les drames sont des images artistiques. Les lois du reflet artistique sont donc en vigueur et le drame est une véritable œuvre d'art si ces lois sont appliquées et observées. »
p.115, Le Roman Historique.
S’ébauche à travers ces digressions un réalisme critique tranchant nettement avec le pur réalisme socialiste, et à fortiori stalinien. Les Matérialistes russes du XIXe siècle comme Pisarev, Debrolyobov ou encore Tchernyschevsky l’ont certes influencé à travers leurs concepts de connaissance, de morale, d’action, et de jugement esthétique s’unissant dans leurs doctrines, mais il a su trouver une voie singulière au sein de cet ouvrage de jeunesse.
« Mais la forme artistique n'est jamais une simple image mécanique de la vie sociale. Elle naît certes en
tant que reflet de tendances sociales, mais dans ce cadre elle a sa propre dynamique, sa propre orientation qui la rapproche ou l'éloigne de ce qui est conforme à la vérité. »p.116, Le Roman Historique.
Lukacs ne veut donc pas figer le roman historique dans une gangue purement idéologique mais sait que toute littérature échappe plus ou moins aux critères purement spéculatifs qui sont les siens.
« La lutte du véritable drame historique avec les obstacles formés par ce qui constitue pour l'art l'apparence abstraite des choses dans l'histoire montre très clairement, dans des exemples positifs et négatifs, que l' individualité du héros dramatique est le point décisif. Tous les faits de la vie qui trouvent leur reflet adéquat dans la forme dramatique peuvent seulement se cristalliser conformément à leurs exigences internes si les forces qui entrent en collision, dont le heurt est causé par ces faits, sont d'une nature telle que leur lutte puisse se concentrer dans des personnes dont les physionomies individuelles et socio-historiques sont également évidentes. »
P.122, Le Roman Historique.
La dimension concrète du reflet assure à la genèse de la forme dramatique sa nécessité intrinsèque en charriant fidèlement les données de la vie qu'elle est appelée à figurer. L’accomplissement dialectique du roman se traduit par la synthèse entre être et conscience. Le reflet de la société dans le roman est intentionnel et non pas immanent ou subjectif. Seule une bonne moralité peut assurer à l’auteur la capacité à rendre compte de son temps, à savoir se défaire de ses propres intérêts de classe pour décrire ce qui a lieu. Il ne s’agit pas de transposer artificiellement une vision de classe sur des personnages mais bien d’épouser les conflits internes et externes qui les traversent.
« L'adaptation artistique de la vie, la forme artistique du reflet de la réalité, consiste dans les deux cas à changer cet « en soi » en « pour nous », bien que par des moyens différents. Cela est contenu dans la matière du roman tout autant et tout aussi peu que dans celle du drame. Le roman aussi doit traduire des lois socio-historiques directement en caractères et en destinées qui paraissent uniquement individuels. » p.16, Ibid.
S’il admire tout particulièrement Thomas Mann, c’est pour sa capacité à transcender sa propre condition afin de traduire le plus justement ces lois socio-historiques, en observateur lucide et discret des typicités qui les caractérisent, dévoilant au plus près les rapports sociaux qui déterminent les différents protagonistes. Si Balzac, Goethe ou Tolstoï ont su parler au genre humain, c’est bien parce qu’ils ont transcendé d’une façon éthique tel ou tel courant subjectiviste pour s’approcher d’une vision totalisante de leur temps.
Au total, l’essai de Lukacs s’avère limpide, procédant avec clarté et finesse, même s’il est à relativiser quant aux catégories d’écrivains bourgeois réactionnaires ou progressistes parfois un peu sommairement attribuées à des auteurs qui ont fluctué au long de leur carrière. Cet essai se recommande par l’ampleur du corpus intellectuel pris en charge ainsi que par la cohérence idéologique qui l’accompagne tant d’un point de vue chronologique que générique. Globalement, l’on sait gré à Lukacs de réunir dans son travail des auteurs très divers qu’il unifie non par une dialectique mécaniste et trop systématique mais plus par un procédé qu’il faut bien qualifier de sociologique. Une sociologie teintée d’utilitarisme car toute œuvre pour Lukacs doit contribuer à une édification politique du lecteur.
L’art qu’il soit de Balzac, Mann, de Flaubert ou de Goethe, doit produire un contenu susceptible d’engendrer un renouveau des consciences ainsi que des structures sociales afférentes. La lutte au cœur du récit opposant régulièrement l’irrationalisme (conservateur et passéiste) au rationalisme (progressiste, ouvert sur l’avenir), porteur d’une historicité synthétisant tous les temps. Si les romans de Houellebecq n’engendrent pas ce contenu ni n’ambitionnent une visée politique mais se complaisent dans la description désabusée d’un délitement civilisationnel, de Soumission à Sérotonine, ils relèvent toutefois pleinement de cette catégorie de romans historiques en reflétant assez fidèlement l’état des sociétés occidentales de la fin du 20 ème siècle au début du 21ème.