• Anesthésie générale
    J'avais investi une austère structure de chrirugie opératoire un jeudi mi ensoleillé mi pluvieux sur les bords de Seine, un mois de Mars anonyme, bien décidé à redéfinir mon système sympathique et parasympathique.
    Emporté par la vision du flux discontinu des automobiles indistinctes et fusantes au loin, je me grisais dans la chambre 650 à observer de la fenêtre aux rideaux beige le rougeoiement de leurs phares se perdre sur l'asphalte morne.
    Je faisais désormais partie de l'entité clinique de Bercy, remettant mon destin au travail du scalpel, qui allait affleurer à même mes nerfs paranoïdes. Comme si le cours de cette vie censément mienne attendait une nouvelle naissance, qui rendrait traversable l'ensemble des choses environnantes jusqu'alors devenues opaques et cruelles à mon endroit. L'heure de l'intervention approchait sourde et mutique. Le brancard bleu me mènerait à 8 h 30 au bloc opératoire gris. Dans la salle d'attente se diffuserait une musique elle aussi d'attente histoire de couper court aux appréhensions stériles...
    Un parc humain bien réglé, avec ses codes invisibles, ses tenues glacées et ses sourires de circonstance. Le produit anesthésique se diffuserait au son d'une voix rapidement éteinte, m'offrant aux limbes de l‘inconnu en un clignement de paupières. La masque à oxygène bien harnaché, l'expérience de l'impensé s'ouvrait somme toute à moi aux frais de la sécurité sociale. Un bien beau pays que celui-là offrant des échappées organiques légales. Car il s'agissait bien d'une échappée hors du sentir, légal représentant du corps et de l'esprit vers un espace que l'on ne peut qualifier sinon par l'absence d'adjectifs. Impalpable dépossession de soi offrant l'abolition généralisée de tous les réflexes et conditionnements. Un retour au centre digne de françois Bayrou, centre mou mais doux. Zone cotonneuse et désincarnée, donc libre puisque vide. Trois siècles de mantras bouddhistes atteints en une minute, par la grâce de la chirurgie moderne. Au sortir de cette non pas décorporation mais bien fugue vers l'absentéisme radical, il me fallait accueillir au bord des iris des silhouettes floues, le corps dit médical, qui se tenait coi au fond de la salle de réveil. Ahuri et quelques secondes paniqué par ce retour aux limites perceptives avec dans les tempes une sensation d'effraction létale. Quelques heures pseudo comateuses plus tard et deux plateaux repas fort consistants dans l'intestin, je réalisais qu'une faille dans la prétendue Temporalité s'était insinuée au coin de mon néo-cortex, comme s'il était désormais mis au parfum d'une éventuelle arnaque maintenue depuis l'aube des temps.
    Si j'avais pu disparaître à moi-même et redébarquer par les vertus de la magie chimique occidentale c'est que le continuum spatio-temporel rapporté à mon échelle psychique en avait fait de même, et qui disait interruption disait fiction du flux global. Simple construction, projection sensorielle instrumentalisée par les civilisations humaines pour structurer le champ social, organiser et décider de ce qu'était le réel comme un metteur en scène décide de son plan qu'il veut travelling ou contre-champ. Une stricte affaire de cadrage, définie arbirairement et strictement contingente, bâtarde.

    Réduction phénoménologique comme dirait Husserl, mais non théorique, vécue par le sang et les nerfs. L'espace d'une prétendue heure je n'avais plus été cet enchâssé dans un corps vulnérable et suicidaire car pris par l'entropie de toujours. Dans quatre milliards d'années le soleil s'éteindra et alors on comprendra enfin que rien a jamais eu lieu. Il sera trop tard d'abolir la fiction temps en nous. Avec ce cortège morbide début-milieu-fin qui emprisonne, scinde, fragmente et dilate nos fausses présences à une imposture nommée être. C'est ici et maintenant qu'il nous faut la détruire cette insidieuse fiction. Tout a déjà eu lieu, rien a commencé, rien ne finira. Reprenons le story-board mortel qui engendre ce dépeçage de toute allégresse, reprenons le scénario pour engendrer un autre générique.

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