• Philosophie et gouffres

     

    J'ai lu ce que l'on nomme philosophie vers l'âge de quatorze ans et je me souviens bien pourquoi. Parce que j'aspirais à combler un gouffre qui était en train de s'ouvrir en moi.
    Ce n'était en rien pour me cultiver où préparer un quelconque avenir universitaire à proprement parler. Mes études déclinaient, mes relations se dégradaient, ma famille n'était qu'une zone de guerre où tout était conflit interne et externe. Et quand je suis tombé sur Ainsi Parlait Zarathoustra de Nietzsche pour commencer, puis Traité du Désespoir et Le Concept de l'Angoisse de Kierkegaard,et bien j'ai eu le sentiment obscur qu'il y avait là une nourriture pour répondre aux tourments qui m'assaillaient plus intensément chaque jour. Certes, toute la densité de ces textes n'atteignait pas encore mon esprit, mais ça et là, je puisais des fulgurances, des pépites d'espérances qui m'aidaient très concrètement à me lever encore le matin. Il se passait quelque chose de fondamentalement non théorique, mais quasi chimique, comme des infusions de drogues pour l'esprit, des drogues plus libératrices qu'aliénantes. Mais parfois obsédantes, et qui hantent jusque tard dans la nuit. Par exemple le "concept" de l'éternel retour me torturait assez les méninges, alors j'achetais l'ouvrage de Karl Löwith l'explicitant. Et ainsi de suite. Je cherchais à rendre tolérable ce qui était devenu à la puberté une sorte de réel froid et désincarné, figé, creux, absurdement contingent. Tout ce qui est décrit dans La Nausée de Sartre me tombait sur le coin des neurones et comme disent les stoïciens, je me sentais littéralement "abcès du monde", désemparé et éclaté. La philosophie s'est présentée comme une voie quasi initiatique pour regagner un centre de gravité, ou du moins un chemin de forces vitales, pouvant faire sens comme l'on dit maintenant. Faire sens c'est-à-dire produire des illusions à même de résister à la vacuité des impératifs pragmatiques qui s'annonçaient à l'horizon, à savoir travailler, s'adapter, être fonctionnel, utile, efficace, actif, consommateur et autres fadaises mortifères à mes yeux. C'était un besoin auquel la poésie répondait également, mais sur un plan plus strictement émotionnel. Dans la philosophie je cherchais un où plutôt des systèmes qui m'octroient des ouvertures de conscience. Etre ouvert sur la mort comme le dit Rilke, mais aussi sur les brèches, les portes dimensionnelles qu'un rationalisme étroit cherche à fermer. Mon approche était sans doute adolescente et immature mais je la revendique, car comme le décrit si bien le romancier Gombrowicz, l'immaturité permet de ne pas se figer dans les moules préparés par la maturité. L'apogée de mon rapport à la philosophie fut quasi d'ordre mystique (un psychiatre parlerait bien évidemment de délire hallucinatoire mais il n'est pas présent alors je continue, eh eh...) lorsqu'en voyage à Nice en 1988, je subis une insolation sur la plage et voulus retrouver le chemin de mon hôtel où je venais de débarquer (mais je n'avais pas conservé son adresse sur moi). Pendant des heures, je cherchais sa trace pour me reposer, le décor tournoyant, les passants me prenant pour un ivrogne en état d'ébriété, les commerçants me disant qu'un tel hôtel (en tout cas comme je le décrivais) n'existait pas, bref, les heures passant et au comble du désespoir, j'envisageais de repartir à Paris alors que je venais à peine d'arriver ! Je passais devant une librairie chrétienne et cherchais à travers les couvertures des ouvrages un secours quelconque, une aide, mais le vide régnait plus vivement encore. Je me sentais trembler et prêt à l'effondrement final, pas frais comme un gardon en somme quand je levais la tête au ciel et cru y apercevoir le portrait de Nietzsche se dessiner entre deux nuages. Soudain une force irrésistible m'envahit, et alors que je tournais en rond dans la ville et venais de faire non pas la promenade des anglais mais celle de l'absurde depuis environ huit heures, je me mis en route, téléguidé fébrilement, et fonçais droit sur l'hôtel comme à l'aveugle, et ce en une minute. Déshydraté mais heureux, je m'endormais pour ne me réveiller que le lendemain soir. Le surlendemain, je décidais pour me remettre de mes émotions de prendre un train régional afin de visiter l'arrière-pays niçois, ayant déjà rangé cette dérive nocturne dans un coin de mon inconscient. Je décidais de descendre au hasard à une station, car le paysage me semblait enchanteur. Je longeais quelques mètres la côte et je m'aperçus qu'un sentier gravissait sur ma gauche la petite colline surplombant l'étendue méditérannéenne, à une dizaine de mètres de mon point d'observation. Un panneau trônait à son entrée sur lequel était indiqué : " Chemin Frederic Nietzsche. C'est ici qu'il a composé un chapitre d'Ainsi Parlait Zarathoustra"(je cite de mémoire). Ce village d'Eze reste gravé dans ma mémoire à jamais. Est-ce utile de préciser qu'avant de parvenir à cet endroit, je dévorais cet ouvrage depuis six mois nuit et jour ? J'ai compris ce jour là que la philosophie ne s'enseignait pas à proprement parler dans les universités mais avant tout dans le sang et l'esprit tourmenté des hommes, sur les sentiers escarpés, sous les insolations tenaces, derrière les hôtels improbables, dans le rejet des autres, face à la mer, dans la solitude et l'égarement.



    Ceci pour Nietzsche donc, sachant qu'il m'a aidé par la suite encore maintes fois mais aussi a contribué à renforcer des failles et à m'affaiblir sur d'autres plans. Sa pensée est bel et bien dangereuse quand on l'approche sensiblement. Quant à certaines de ses impasses, lire :  "Nietzsche Et Le Cercle Vicieux" de Klossowski.

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