-
Le concept de réalité rapporté au roman et à l’État chez Blumenberg.
« En tout désir ou répugnance puissants nous sommes conscients d’un degré
supérieur de notre réalité »
Lessing
L’essai captivant dont il est ici question réunit deux articles fondamentaux traitant
du concept de réalité et de sa relation avec les types esthétiques du roman et les
discours sur l’État. En utilisant une grille de lecture relevant de la phénoménologie
historique, le philosophe propose une quadruple typologie : la réalité de l’évidence
momentanée (contemplation des idées platoniciennes par exemple), s’appuyant
sur le caractère ultime et indépassable de son expérience immédiate, éliminant le
doute.
La réalité garantie, qui depuis Descartes s’appuie sur une tierce instance, celle du
témoin absolu, de Dieu. Cette approche inclut le doute, et exclut qu’il puisse y
avoir une caractéristique quelconque susceptible de désigner ce qui est donné
irréversiblement dans son être indépassable.
La réalité comme réalisation d’un contexte en soi cohérente, ou la vérité se révèle
à chaque fois dans l’instant présent et sa facticité, garantie par le renvoi à la
médiation assurée dans l’unité de la création du monde et de la raison, comme la
vérité ontologique scolastique, sa consistance n’étant jamais définitivement admise.
Et enfin un concept de réalité basé sur l’expérience d’une résistance. La réalité est
ce dont le sujet ne dispose pas, le paradoxe de ce contenu inconsistant obligeant à
l’abandon de soi dans la reconnaissance d’un réel inatteignable, toujours en fuite.
Ce qui ne peut être pris en compte par l’araison technique, renvoyant à la
complexité quantique d’Heisenberg.
Si le réel est impossible à connaître de façon absolue, parce que précisément il ne
peut qu’être enfermé par les concepts de vérité, de savoir et de réel, et qu’il ne peut
que laisser échoir des extraits, des fragments, au fond de ces approches
intellectuelles, déposant le connaître aux lisières de ses infinies fulgurances
mutantes, Blumenberg tente d’en lister les différentes approches, avec clarté et
mesure.
Considérant que la caractéristique structurelle première des mondes vécus est
justement ce concept de réalité, en tant que consistance phénoménale immanente,
à savoir au sein de tout ce qui ne peut s’ignorer ni s’oublier, de ce qui contraint, de
ce avec quoi il faut compter, de ce qui expose à des exigences, de ce qui induit
combats et révoltes, de ce qui mobilise émotions et actions. De ce qui advient.
Le roman contemporain, passé des épopées aux mondes pluriels, est désormais
délaissé par les questions de transcendance et fait avec une forme d’atomisme
déconstructeur, reflétant l’anomie politique des cités occidentales. Le
perspectivisme relativiste a triomphé en son sein. La consistance qui y demeure est
celle de l’immanence du factuel, décrite jusqu’à l’absurde, dont le chef-d’oeuvre est
sans aucun doute L’Homme sans qualités, de Robert Musil.
« Et comment progresserions-nous autrement qu’en suivant, à l’aide d’un guide
fidèle, le pénible chemin de l’induction, celui-là même qui a conduit l’humanité pas
à pas, par un travail pénible et séculaire, semé d’erreurs, au stade actuel de la
connaissance ? Ne peux-tu donc pas comprendre, chère Agathe, que la réflexion
est aussi un devoir moral ? Se concentrer, c’est surmonter perpétuellement ses
aises… La discipline intellectuelle est un dressage de l’esprit grâce auquel l’homme
est progressivement mis en état d’élaborer rationnellement, c’est-à-dire par le
moyen de syllogismes impeccables, de polysyllogismes, de sorites et d’inductions,
en se défendant constamment contre ses propres idées, de longues séries de
raisons, et de soustraire le jugement ainsi obtenu à la vérification jusqu’à ce que
toutes les pensées se soient ajustées parfaitement les unes aux autres. » Ulrich
s’émerveilla de cet exploit mnémotechnique. Agathe semblait prendre un plaisir
sauvage à débiter sans faute ces phrases de maître d’école qu’elle s’était
appropriées Dieu sait comment, peut-être dans un livre. Elle affirmait qu’ainsi
parlait Hagauer. Ulrich ne la crut pas.
« Comment pourrais-tu te rappeler des phrases aussi longues et aussi compliquées
simplement pour les avoir entendues ?!
— Elles se sont gravées en moi, repartit Agathe. Je suis comme ça.
— D’ailleurs, sais-tu ce que c’est, demanda Ulrich surpris, qu’un polysyllogisme et
une vérification ? »1
Quelles que soient les tentatives des romanciers pour se débarrasser du réel, par
l’hypertrophie du moi ou la dissolution de l’autre, ils demeurent indéfectiblement
rivés à son évocation, au plus fort de leur facticité créatrice sécrétant de purs
produits, même désobjectivés, de nature. La pluralité des expérimentations
subjectives et parcellaires vient entrer en corrélation avec le monde, dans une
imitation strictement formelle, inachevée. La question restant ouverte de savoir s’il
existe encore des romanciers aspirant à l’achèvement de leur évocations
désincarnées.
Concernant l’État, force est de constater que ce monstre froid aspire à revendiquer
purement et simplement la gestion de toute la prétendue réalité. Dans ses versions
les plus molles, il daigne autoriser ce qui existe à côté et en dehors de lui, moins
contre. Il s’octroie, de par sa nécessité d’autoconservation, cette forme
d’absolutisme statutaire, qui lui ordonne de légiférer sur tout ce qui constitue le
quotidien de ses administrés ou presque. Tendant à aller vers la perfection de son
être, déployant sa souveraineté absolue aux quatre coins de ses périmètres, l’État
ne peut être sujet de la paix qu’en état d’épuisement avancé pour le philosophe
allemand. Son autoréalisation, très hypothétiquement rationnelle, fonde une
seconde naturalité, qui implique l’interdiction de douter de la légitimité de son être
et de son fonctionnement. Dans cette configuration, il devient mécaniquement
destructeur.
Platon voulait le lier à la connaissance de la réalité absolue, depuis l’ombre de sa
caverne, lourde de violence légaliste. La nécessité domine censément l’architecture
de ses lois, arrimée à la violence du principe d’évidence. Seule la ligne de mire
d’un scepticisme rhétorique bien armé peut mettre en joue ses façons totalisantes
affectant artificiellement et par avance ce qui relève du réel, armant par la même
occasion son arsenal légaliste, qui trouve toujours des alibis dans le grenier des
nécessités à courtes vues. Ayant su imposer des contraintes comportementales à
ses subordonnés, le temps d’un État des États qui aurait pour fonction de les
mettre au pas quand ils débordent de leurs prérogatives statutaires va sans doute
venir se présenter à l’horizon de ces constructions à la fois devenues impuissantes
à remplir leurs missions régaliennes au sein de leurs aires respectives, et par
surcompensation, se révélant trop puissantes dans le cours de vies individuelles
qui ne relèvent pas de leurs sphères globalisantes.
Le concept de réalité. Hans Blumenberg, Seuil. 2012.
1Extrait de: Musil, Robert. « L'Homme sans qualités - Tome 2. Traduit de l’allemand
par Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1956. »
-
Commentaires
1VirgilioLundi 7 Mars 2022 à 16:40What i do not realize is if truth be told how you're no longer actually a lot more well-appreciated than you might be right now. You're so intelligent. You know therefore considerably in relation to this topic, made me in my opinion believe it from so many numerous angles. Its like women and men aren't involved except it is something to do with Lady gaga! Your individual stuffs great. All the time take care of it up!Répondre
Ajouter un commentaire