• L'écrit ou le Domaine sans nom.

    L'écrit ou le Domaine sans nom.
    « Chaque mot humain est un coup de feu dans l'espace ouvert. »
    Peter Sloterdijk 




    La genèse de certains actes historiquement violents tire régulièrement son déploiement factuel de l'écriture et de la lecture des livres. Contrairement à l'apologie libidineuse et béate de la culture qui s'étale via un braiment conformiste et bêtement mielleux dans les universités et autres cénacles médiatiques ânonnant les prétendus bienfaits de la lecture, il est toujours utile de se rappeler que des millions d'humains sont aussi morts parce que des livres ont été écrits, de la Bible au Coran en passant par  Mein Kampf ou encore Le Capital de Marx. Sans ces livres, et nonobstant leur éventuelle qualité esthétique, morale, philosophique ou spirituelle,  les prétextes idéologiques et métaphysiques auraient cruellement manqué aux criminels qui s'en sont directement ou indirectement inspirés pour passer aux actes. Les facteurs à l'origine de ces carnages dépassent allègrement le strict cadre littéraire et ont été alimentés par des confluents socio-politiques nombreux et variés, le plus souvent parfaitement étrangers aux contenus directs de ces ouvrages, mais ces derniers ont régulièrement servi de catalyseurs, de points de rupture névralgique, de points de bascule opportuns sur le plan terminologique  entrouvrant cet abîme de  barbarie ( paradoxe apparent que le raffinement d'idées couchées platement sur des papiers faussement  inoffensifs accouchent au final de bombardements aveugles et autres goulags exterminateurs ) qui sans eux ne sait que demeurer  refermé sur lui-même.
    L'implication didactique et foncièrement prosélyte de certains ouvrages permet la stimulation de cette puissance primitive des mammifères hominidés qui demeure tapie tout contre leur vernis de civilité acquise au prix d'un lent processus de dressage civilisationnel toujours perfectible et aléatoire dans ses prémisses comme dans ses applications (quand il n'est pas tout simplement remis en cause dans ses fondements éthiques). Cette civilité, de façon quasi atavique, peut rechercher à renouer régressivement avec son fond dionysiaque primordial en violant le  filtre apollinien  des mots. L'implicité d'un projet radical qui parcourt un texte a le pouvoir de saisir non seulement un esprit mais un corps et son caractère pulsionnel. Au même titre que toute autre œuvre humaine chargée d'une intentionnalité et d'une dynamique accessible aux sens. C'est toute la puissance de la subjectivité humaine qui peut déborder le cadre formel et abstrait d'un livre, de ses présupposés désincarnés pour les ramener à une concrétude existentielle faite de sang et de mort. L'intégration dans le temps d'idées transtemporelles peut déboucher sur des expériences constructives et harmonieuses mais également régressives ou transgressives de toutes sortes. Et c'est bien la mission d'un écrivain de permettre ce processus de dépossession qui le laisserait stérile s'il ne s'accomplissait jamais.
    Il n'y a pas d'identité absolue qui puisse caractériser un texte et en fixer les limites infranchissables, ouvert qu'il est aux interprétations et grilles de lecture sous-tendues par des valeurs hétérogènes, notamment celles du temps où il s'incorpore et des appréhensions opaques et aléatoires  des lecteurs qui l'habitent et s'y infiltrent. Quand une œuvre ose pénétrer dans le champ sensible de son lectorat, elle peut faire effraction voire implosion car non seulement elle habite l'esprit de l'autre, mais l'autre peut à son tour habiter l'œuvre en question. Une œuvre ne s'appartient pas. La validité logique ou esthétique d'une pensée n'est pas en cause dans ce type de déformations potentielles, aucune spéculation formaliste, qu'elle soit romanesque ou purement théorique ne peut échapper aux conditionnements des "spectateurs" qui s'en emparent.  Celui qui écrit, aussi nihiliste prétendra t-il être, cherchera toujours d'une manière ou d'une autre à CONVAINCRE de quelque chose, y compris de sa vacuité. Et cette recherche d'autorité psychique induit un pouvoir tant de bienfaisance que de nuisance. L'ouvrage le plus apparemment désarmé et poétique peut déboucher sur un suicide.
    Le Grand Meaulnes par exemple, a pu inspirer  un jeune étudiant en philosophie en avril 1949 à un niveau d'identification quasi absolu, puisque Jean Marchand,  du haut de ses vingt ans, croyait bel et bien au fameux « Domaine sans nom ». Après avoir lu l'expérience de la mort de Landsberg, il quitte ses parents et se lance à la recherche de La Sablionnère, du vieux Nancay, pendant trente six heures, il erre dans les bois, faisant sonner du cor de chasse, pour trouver le double spectral d'Yvonne de Galais, relisant la phrase "tant de pureté ne peut être de ce monde" qui orne son carnet intime, il concluera sa quête éperdue en avalant un tube de véronal sur le chemin de la Vieille-Planche décrit par Fournier dans son remarquable roman initiatique. L'écrivain Jean-Paul Bourre partira à son tour sur les traces de Jean Marchand (périple qu'il décrira dans « Guerrier du rêve » aux éditions Les Belles Lettres, 2003), retrouvant la boulangère qui lui avait vendu un morceau de pain, Madame Fleurier, reprenant son errance jusqu'à penser reproduire à son tour le même geste funeste : « J'ai cherché. Tout ça ne va nulle part...Rien, dans la sphère infinie du bois, sinon les signes accrochés aux branches, les ronces maniaques acharnées à la perte du voyageur, des clairs-obscurs douloureux pour les yeux. Rien du passage attendu qui devait me conduire au Domaine sans nom. Ce monde est toujours le même, avec son odeur de terre définitive, de mort violente. Et pourtant Jean Marchand m'a parlé ! »
     
    L'effectivité d'un livre qui entraîne un individu à s'emparer de son contenu pour le prolonger par une aventure personnelle démontre que plus qu'une hypothétique postérité établie par un consensus conventionnel et classique le conduisant à une objectivation au goût de formol, c'est bien l'actualisation factuelle permanente de son contenu qui révèle sa puissance d'être et lui confère la dignité de création authentique.  Évidemment au prix de réifications qui bien souvent travestissent ou simplifient les intentions des créateurs.
    L'imposition d'un style aussi différencié soit-il ne peut prémunir un auteur de quelque détournement que ce soit de son propos. L'échange qui est proposé entre le créateur  d'une œuvre et le spectateur de cette dernière induit une transpropriation parfois délétère  (quand elle n'est pas carrément désirée de façon sous-jacente). L'auteur  peut de façon pathétiquement coercitive interdire à quiconque qu'il s'en réclame officiellement si cette réclame a des visées radicalement opposées à ses intentions de départ,   il ne parviendra toutefois jamais à en empêcher l'instrumentalisation psychique et imaginaire. Une réappropriation subjective est le propre même du règne de l'altérité qui préside à la publicité d'une œuvre dans le domaine public.  « L'être » de l'œuvre est voué à se consumer dans l'ouverture mondaine, s'y pervertir pour en ressortir au mieux enrichie, le plus souvent clonée, au pire détournée voire inversée par la médiation unilatérale de l'autre. Toute transcription constitue déjà une atteinte au corpus originel, toute préface un éclairage déformant, toute dissection analytique une agression textuelle contre la forme brute offerte aux compréhensions étrangères. Il n'y a pas de cheminement ontologique possible sans ce trafic d'influences, de contres-influences et en somme d'état relationnel bâtard et indéterminé rendant l'irréfutable suspect et le probable convaincant. L'échange surplombe les intentions éventuelles de l'auteur jusqu'à les dissoudre possiblement dans l'anomie du champ social qui reçoit son travail. 
    Quand Michel Desgranges publiait son roman « Je vous hais » (éditions du Rocher, 1995), pouvait-il imaginer que sept ans plus tard, un citoyen du nom de Durn allait se gorger et s'inspirer de sa lecture pendant des mois jusqu'à  tirer des balles sur le conseil municipal de Nanterre, y faisant huit mort et dix-neuf blessés ?
    Pourtant, tout faisait écho en lui, le journal intime du tueur ressemblant comme deux gouttes d'eau (le style en moins) au roman en question.

    Quand l'auteur écrit : « Tes journées, tu les vivais assiégé de tes semblables, monstres terribles déguisés en petits garçons, en petites filles, et comme tu eusses voulu leur arracher ce simulacre à ton reflet pour que se révélât leur illusion ! Tu leur refusais qu'ils puissent exister pour concevoir qu'ils t'aimassent, et pour cela tu les haïssais.
    ...Alors, tu marchais vers eux, et tu tremblais tant qu'ils te rejetassent qu'ils te repoussaient, et tu vivais dans la peur, exclu de leurs jeux et de leurs rires, et tu grandissais dans l'espérance du moment que tu briserai leurs jeux et leurs rires. »
    Richard Durn semble lui répondre :
    « J’ai plus de 33 ans et je ne sais rien faire dans la vie et de ma vie. Je suis onaniste depuis au moins vingt ans. Je ne sais plus ce qu’est le corps d’une femme et je n’ai jamais vécu de véritable histoire d’amour. Je me branle par solitude, par habitude de dégoût de moi-même, par volonté d’oublier le vide de ma vie et sans doute par plaisir. J’ai raté mes études et n’ai aucune profession car j’ai peur de travailler et de prendre des responsabilités. Je ne sais pas comment me battre dans le monde du travail, me lier avec les gens sans chercher à m’attacher à eux comme un enfant perdu sans la présence de ses parents. Je ne me suis jamais battu pour conquérir quelque chose dont j’avais envie et qui me rendrait libre et heureux. Je n’ai pas évolué. Je n’ai pas franchi les étapes d’une vie d’homme... Maman, il y a longtemps que je devrais être mort. Je ne sais rien faire dans la vie. Mais maintenant, la lâcheté, ça suffit. J’ai capitulé, il y a bien longtemps. Je voulais aimer, apprendre à travailler, apprendre à me battre pour des gens et des choses que j’aime. Je voulais être libre, mais j’ai une mentalité d’esclave et de faible. Je me sens sale. Depuis des années, depuis toujours, je n’ai jamais vécu. Je me suis trop branlé, au sens propre comme au sens figuré. Je suis foutu. Je n’ai ni passé ni avenir. Je ne sais pas vivre l’instant présent. Mais je dois crever, au moins, en me sentant libre et en prenant mon pied. C’est pour cela que je dois tuer des gens. Une fois dans ma vie, j’éprouverai un orgasme, j’éprouverai le sentiment de puissance d’être quelqu’un. Vivre, c’est prendre des responsabilités. C’est faire des choix. C’est se battre. C’est comprendre qu’on est souvent seul, avec des rencontres plus ou moins longues, des vies entremêlées. Mais même si on est seul, il faut lutter et ne pas se laisser envahir par des complexes stupides. ».

    Parmi les plus grands ouvrages de la littérature mondiale (se reporter par exemple à la vague de suicides liée à la publication du roman de Goethe, Les souffrances du jeune Werther), la porte ouverte sur la part de pathologie et de virtualité morbide présente en chacun est régulièrement ouverte et seuls des "innocents" pour le coup peuvent encore prétendre que les mots sont à priori le cheminement le plus favorable vers un quelconque humanisme.

    « Tais-toi et marcheAccrétion à l'horizon »

  • Commentaires

    1
    gmc
    Lundi 25 Octobre 2010 à 23:12
    écrire ou périr, dites-vous?
    "..seuls des "innocents" pour le coup peuvent encore prétendre que les mots sont à priori le cheminement le plus favorable vers un quelconque humanisme." vous le comprendrez quand vous aurez commencé à écrire (au lieu de barboter dans l'écume)
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