• Un roman écrit, cela devient comme étrange. Il y est question d’un nihilisme total et absolu, celui qui s’empare y compris de la Foi, la faisant tourner à vide, dans une volonté de purification sans fin, à perte, avec la mort comme seul attribut existentiel, seul horizon déterminant le quotidien, dans une anomie illimitée, à la recherche de frontières disparues, réinventées, comme des fantômes de normes enfuies. « Le changement, fût-il miraculeux, réclame du temps pour s’accomplir, le bien et le mal cohabitent jusqu’à la victoire finale du premier. Comment savoir où commence l’un, où finit l’autre ? Le bien pourrait après tout n’être qu’un succédané du mal, il est dans les ruses de celui-ci de bien s’habiller et de chanter juste, comme il est dans la nature du bien d’être conciliant, jusqu’à la veulerie, la trahison parfois. » Le néant divinisé, dissolvant toute forme d’entendement commun, ne laissant plus que ruines, explosions et sacrifices à perte, aspirant à effacer un péché inexpiable. Des populations asservies à l’obscurité, en une pantomime sanglante et grotesque. L’inconnu devenu sanction, culpabilité, faute à expurger, à éliminer par le crime qui se présenterait en vertu, via une théologie de négation, désertée de toute affirmation en faveur du vivant. « Dans son infinie connaissance de l’artifice, le Système a tôt compris que c’était l’hypocrisie qui faisait le parfait croyant, pas la foi qui par sa nature oppressante traîne le doute dans son sillage, voire la révolte et la folie. Il a aussi compris que la vraie religion ne peut rien être d’autre que la bigoterie bien réglée, érigée en monopole et maintenue par la terreur omniprésente. » Tuer le doute et la Foi au profit d’un mimétisme comportemental automatisé, digne de la méthode Coué et des théories en PNL ou TCC : « Ne cherchez pas à croire, vous risquez de vous égarer dans une autre croyance, interdisez-vous seulement de douter, dites et répétez que ma vérité est unique et juste et ainsi vous l’aurez constamment à l’esprit, et n’oubliez pas que votre vie et vos biens m’appartiennent. » Demeure l’angoisse de l’absence d’un grand régisseur dans le visible le plus prosaïque : « On sait le ciel peuplé d’anges, l’enfer grouillant de démons et la terre couverte de croyants, mais pourquoi une frontière à ses confins ? Elle séparait qui de qui, et de quoi ? » Tout intérêt momentané doit être éliminé au profit d’une bataille à toujours plus généraliser, contre soi, contre tous, contre tout. Des corps à censurer, des libertés accusées, au profit d’on ne sait plus qui, ni quoi. Le manque du religieux muté en une abrasion barbare, faisant sauter tout ce qui pourrait encore séparer le temporel de l’infini ailleurs, à défaut de mener une guerre intérieure pourtant première dans tout texte fondateur, une guerre extérieure contre un ennemi protéiforme prenant le VISAGE DU MONDE en tant que tel. « Parfois, des semaines et des années durant, la vie manquait de tout, rien ne retenait le malheur qui déferlait sur les villes et les vies, sauf que c’était chose normale et juste, on se devait de constamment affermir sa foi et apprendre à narguer la mort. » La disparition de l’intime au profit d’un dehors tragiquement normatif et exclusif. Le drame qui est décrit dans 2084, c’est celui d’un règne exotérique et « pharisien » d’obséquiosité morbide qui se substitue à l’ésotérique réel pour ne plus proposer que des totems et des tabous sociétaux en lieu et place du Mystère, le bruit des armes effaçant le silence des âmes. Le tumulte des rapports de forces contre l’ascèse, la recherche d’un avènement au final moderne contre la tradition atemporelle. Le règne illimité du calcul, celui des moyens extérieurs, formels, violant toute intériorité, aspirant à INSTALLER la perfection, au détriment de la quête, la recherche d’un ordre conforme contre la connaissance de l'imperfection essentielle de l’humain, en somme : une immense occidentalisation de l’Orient. Ce roman traite donc non des émois de bourgeoises délaissées et de bobos désabusés, mais d’un négativisme négationniste de toute relation entre le bas et le haut, de l’involution métaphysique terminale à l’oeuvre sur nos écrans mondialisés. Un livre à lire, pour changer. « Dans le vide, la vie se fait bizarre, rien ne la retient, elle ne sait où s’appuyer ni quelle direction prendre. Tourner sur soi-même sans changer de place est une impression déplorable, vivre trop longtemps de soi et pour soi est mortel. La maladie abat de son côté bien des certitudes, la mort ne s’accommode d’aucune vérité qui se veut plus grande qu’elle, elle les ramène toutes à zéro. » Sommet de désagrégation religieuse, 2084 prolonge sur papier le délitement de sociétés autrefois organiques, déboussolées par une modernité sans boussole, livrées au mélange de tous les contraires falsifiés, dans un effondrement aux allures d’Atlantide démoniaque. Un infra monde où l’homme désirerait l’inévitable horrifique, et fuirait toute paix possible, sûr d’avoir à se reprocher le fait d’être encore en vie. Extraits de : Sansal, Boualem. 2084. La fin du monde. Gallimard. 2015.

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  • Soldats de l'Ailleurs

    Jésus condamné à mort, confirmation puis consécration, 7 grâces allouées, Baptème, Pénitence, Eucharistie, Confirmation, Mariage, Ordination, la brèche s’est ouverte au coeur de Vatican II, dans cette Fraternité Sacerdotale, on résiste aux modernes. Onction des malades, l'esprit de la Pentecôte, célébrer l’homme dès sa conception, effacer l’originel de la faute, l’Eucharistie pour nourrir la flamme au sein de l’enténèbrement généralisé, celui qui suit ce parcours devient Soldat du Christ, comme au Mexique, on peut finir torturé, emprisonné, éliminé. Où est la bataille ? Devant la télé, partout, dans le coeur, avant tout. Qui va t’admirer, baisser les yeux ou non, la radio et ses séductions, vivre maintenant, s’amuser, capituler devant l’obscène, distinguer l’ami de l’ennemi, Satan, l’Ennemi de toujours. Pour son Roi, son bien-aimé, sa famille, son pays. Tous les hommes sont leur famille, sourire aux lèvres, ils aspirent à mener bataille. Elle ne veut plus penser à son élégance, mais devenir nonne la tente. Son frère est malade, il faudra le sauver. Sa mère sait déjà tout, coincée dans le rigide et les dogmes qui peuvent tuer autant que protéger. L’autisme dans les idées, l’horizon comme orée. Se méfier des danses, de la conduite pendant les repas, de la musique au cours de gymnastique. Se dépouiller de ses derniers vêtements, être envisagé comme l’objet de mauvais traitements, alors qu’il est question d’ascèse. La religion, ce sont des faits, pas des interprétations. La mort en attestera. Elle partira, il parlera. Savoir lire l’invisible. La contrition fut parfaite, le droit canonique avisera, un temps de retard dans les pensées. La vérité n’est pas encore pour elle-même, seul le temps lui appose son sceau salvateur. Maria a juste éprouvé cette angoisse qui caractérise la présence du grand Ailleurs. Elle pratique cette négativité à l’égard des choses qui froisse la sensibilité des contemporains, avec tout ce cortège de déformations imagées, qui mettent en relief leur propre servitude jusque là sous-évaluée, surexcitée de couleurs vives. Auto-extinction du désir par lui-même via un assouvissement illimité mettant un terme létal aux objets. Lutte à mort en vue d’une reconnaissance. Les pré-hominiens n’ont pas encore accès à la socialisation disent certains essayistes, ce qui relève de la conscience de soi ne laisse pas toujours de trace pour les chercheurs, fait qui doit toujours permettre le doute quant à leurs conclusions anthropologiques. Enchevêtrement de diverses sources, palimpseste des impasses modernes, désir d’un autre désir, intercalé entre la peur et l’oubli. Ce qui me caractérise influe sur ce que je désire, et rares sont ceux qui peuvent ajourner l’obtention de leur gratification libidinale au profit de la mise en clarté de ce qui les ancre. Être chez soi dans l’autre, et dans le monde, ce serait être libre, à la recherche de la dynamique d’une grâce, sorte de monade close sur elle-même, trouée d’inconnu, avec la peur de sa propre fin comme crainte absolue. La terreur totale sortant d’une liberté sans freins. Maria vise le sacrifice, cet acte qui met toujours la pensée et l’affection de ceux qui restent en échec, souligne leur caducité, sauf s’ils ont la Foi. Mettre en scène son départ pour lui donner ce relief si particulier, à savoir offrir son corps à la vue des enfants, des parents, du voisinage, en pleine rue, accroché à un lampadaire comme du temps des épurations guerrières. Il n’y a plus d‘objectivation possible face à un tel phénomène qui finalement, ne peut être pris en considération par qui que ce soit. C’est une objection fatale lancée radicalement à ceux qui demeurent. On ne peut que manquer le sens d’un départ dont ni le départ ni la destination n’ont été annoncés. Ce qui ne fait jamais exception, et contraint à s’excepter de toute saisie, de toute cohérence intelligente. Assumer la présence de la mort, cette fulgurance qui fait tout capoter, relève de l’impossible. L’apoptose est cette détermination affirmative qui consent dans son déploiement le plus intime à son propre effacement. Insubstituable, incomparable, impensable, la mort de celui qui se la donne par Foi ne permet aucune abstraction, aucune participation d’empathie effective. Universaliser l’expérience se pratique dans tous les champs. Le vrai s’avère en réfutant le faux. Le fanatisme de l’empirisme trouve son terme face à un tel cisaillement des attaches ordinaires. Faire droit au deuil devient dans le même incommunicable temps tout aussi délicat. Désagrégation atomique, discorde de l’esprit et de son environnement matériel et moral. Cette séparation authentifie le partant et peut abolir les restants. La question ouvre la trace d’une énigme définitive. On a le droit de CONTINUER à s’étonner tant que l’énigme demeure, et aucune élucidation possible n’est au programme des siècles futurs. Réconcilier ce que l’on croit et ce que l'on sait, ce sera l’oeuvre de ces Soldats. Chronique du film : Chemin de croix.


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  • La septième fonction du langage

    Si, comme le pensait Heidegger, la condition d’apparaître est toujours le monde, si tout existant est en coexistence avec d’autres étants, si un être au monde n’est pas d’abord intention ou conscience, ni consigne, mais présence, ce roman remplit bien la mission de rendre compte d’une ambiance, d’une atmosphère où s’épanouissait à Paris la fine fleur de l’intelligentsia d’alors. «  Roland Barthes est mort. — Mais qui l’a tué ? — Le système, bien sûr ! » L’emploi du mot « système » confirme au policier ce qu’il redoutait : il est tombé chez les gauchistes. Il sait d’expérience qu’ils n’ont que ça à la bouche : la société pourrie, la lutte des classes, le « système »… Il attend la suite sans impatience. » Barthes serait las de ses cours, se sentirait romancier frustré, vivant dans l’inachèvement de ses désirs, malgré sa reconnaissance déjà bien établie. Il devrait trier ses diapos. « Il ne sent pas la morsure du froid. À peine entend-il les bruits de la rue. C’est un peu comme l’allégorie de la caverne à l’envers : le monde des idées dans lequel il s’est enfermé obscurcit sa perception du monde sensible. Autour de lui, il ne voit que des ombres. » Binet se permet beaucoup dans ce roman, notamment une ironie mordante insufflée dans chaque ligne ou presque, à l’égard d’un milieu philosophico-universitaire souvent infatué et aux senteurs de formol qu’il dépoussière de façon plutôt heureuse, usant d’une imagination irrévérencieuse et réaliste. Trop occupé à révolutionner la pensée humaine, Barthes a donc traversé à l’aveugle la rue des Écoles et s’est stupidement bouffé une vulgaire camionnette. Une gigantesque enquête tragi-comique, qui traverse les arcanes de la sémiologie, passant à Bologne, Venise, et s’échouant du côté de Naples, va se tisser au fil du roman. Il sera question de Saussure, des RG vérifiant la nature de sa relation avec Mitterrand, de magnétisme nucléaire, de neuropsychologie du développement, de sociographie de l’Asie du Sud-Est, de Fraction Armée Spinoziste, de christianisme et de gnose dans l’Orient pré-islamique, de Crumb, Eco, James Bond, Sollers, Kristeva, Robbe-Grillet, Jean-Edern Hallier, Sartre, Lino Ventura, Debord, Duras, Platon, Connors, BHL, Pivot, Marchais, Cuba, Cure, Guibert, Dewaere, du temps des 504 et des DS, de l’hostilité policière à l'égard de tous ces branleurs d’intellos, du verbiage parfois abscons de Foucault et consorts, bref, de toute l’exception culturelle française sans l’esprit rive gauche, toujours avec une certaine tendresse doublée d’un sens didactique donnant aux novices l’envie d’en savoir plus, tant l’humour décapant de Binet aura su tout au long de ces pages positivement légères restituer l’univers intellectuel de ces années fastes pour la pensée française. Une simple visite à l’Université de Vincennes donnera le ton : « Bayard, qui se souvient de ses lointaines années de droit à Assas, découvre un lieu tout à fait dépaysant : pour accéder aux salles de cours, il doit traverser une sorte de souk peuplé d’Africains, enjamber des drogués comateux affalés par terre, passer devant un bassin sans eau rempli de détritus, longer des murs lépreux recouverts d’affiches et de graffitis sur lesquelles il peut lire : « Professeurs, étudiants, recteurs, personnel ATOS : crevez, salopes ! » ; « Non à la fermeture du souk alimentaire » ; « Non au déménagement de Vincennes à Nogent » ; « Non au déménagement de Vincennes à Marne-la-Vallée » ; « Non au déménagement de Vincennes à Savigny-sur-Orge » ; « Non au déménagement de Vincennes à Saint-Denis » ; « Vive la révolution prolétarienne » ; « Vive la révolution iranienne » ; « maos = fachos » ; « trostkystes = staliniens » ; « Lacan = flic » ; « Badiou = nazi » ; « Althusser = assassin » ; « Deleuze = baise ta mère » ; « Cixous = baise-moi » ; « Foucault = pute de Khomeiny » ; « Barthes = social-traître prochinois » ; « Calliclès = SS » ; « Il est interdit d’interdire d’interdire » ; « Union de la gauche = dans ton cul » ; « Viens chez moi, on va lire Le Capital ! signé : Balibar »… » Extrait de : La septième fonction du langage. Laurent Binet. Roman. Grasset.


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    Le concept de réalité rapporté au roman et à l’État chez Blumenberg.

     

     

     

    « En tout désir ou répugnance puissants nous sommes conscients d’un degré

    supérieur de notre réalité »

    Lessing

     

    L’essai captivant dont il est ici question réunit deux articles fondamentaux traitant

    du concept de réalité et de sa relation avec les types esthétiques du roman et les

    discours sur l’État. En utilisant une grille de lecture relevant de la phénoménologie

    historique, le philosophe propose une quadruple typologie : la réalité de l’évidence

    momentanée (contemplation des idées platoniciennes par exemple), s’appuyant

    sur le caractère ultime et indépassable de son expérience immédiate, éliminant le

    doute.

     

    La réalité garantie, qui depuis Descartes s’appuie sur une tierce instance, celle du

    témoin absolu, de Dieu. Cette approche inclut le doute, et exclut qu’il puisse y

    avoir une caractéristique quelconque susceptible de désigner ce qui est donné

    irréversiblement dans son être indépassable.

     

    La réalité comme réalisation d’un contexte en soi cohérente, ou la vérité se révèle

    à chaque fois dans l’instant présent et sa facticité, garantie par le renvoi à la

    médiation assurée dans l’unité de la création du monde et de la raison, comme la

    vérité ontologique scolastique, sa consistance n’étant jamais définitivement admise.

     

    Et enfin un concept de réalité basé sur l’expérience d’une résistance. La réalité est

    ce dont le sujet ne dispose pas, le paradoxe de ce contenu inconsistant obligeant à

    l’abandon de soi dans la reconnaissance d’un réel inatteignable, toujours en fuite.

    Ce qui ne peut être pris en compte par l’araison technique, renvoyant à la

    complexité quantique d’Heisenberg.

     

    Si le réel est impossible à connaître de façon absolue, parce que précisément il ne

    peut qu’être enfermé par les concepts de vérité, de savoir et de réel, et qu’il ne peut

    que laisser échoir des extraits, des fragments, au fond de ces approches

    intellectuelles, déposant le connaître aux lisières de ses infinies fulgurances

    mutantes, Blumenberg tente d’en lister les différentes approches, avec clarté et

    mesure.

    Considérant que la caractéristique structurelle première des mondes vécus est

    justement ce concept de réalité, en tant que consistance phénoménale immanente,

    à savoir au sein de tout ce qui ne peut s’ignorer ni s’oublier, de ce qui contraint, de

    ce avec quoi il faut compter, de ce qui expose à des exigences, de ce qui induit

    combats et révoltes, de ce qui mobilise émotions et actions. De ce qui advient.

     

    Le roman contemporain, passé des épopées aux mondes pluriels, est désormais

    délaissé par les questions de transcendance et fait avec une forme d’atomisme

    déconstructeur, reflétant l’anomie politique des cités occidentales. Le

    perspectivisme relativiste a triomphé en son sein. La consistance qui y demeure est

    celle de l’immanence du factuel, décrite jusqu’à l’absurde, dont le chef-d’oeuvre est

    sans aucun doute L’Homme sans qualités, de Robert Musil.

     

    « Et comment progresserions-nous autrement qu’en suivant, à l’aide d’un guide

    fidèle, le pénible chemin de l’induction, celui-là même qui a conduit l’humanité pas

    à pas, par un travail pénible et séculaire, semé d’erreurs, au stade actuel de la

    connaissance ? Ne peux-tu donc pas comprendre, chère Agathe, que la réflexion

    est aussi un devoir moral ? Se concentrer, c’est surmonter perpétuellement ses

    aises… La discipline intellectuelle est un dressage de l’esprit grâce auquel l’homme

    est progressivement mis en état d’élaborer rationnellement, c’est-à-dire par le

    moyen de syllogismes impeccables, de polysyllogismes, de sorites et d’inductions,

    en se défendant constamment contre ses propres idées, de longues séries de

    raisons, et de soustraire le jugement ainsi obtenu à la vérification jusqu’à ce que

    toutes les pensées se soient ajustées parfaitement les unes aux autres. » Ulrich

    s’émerveilla de cet exploit mnémotechnique. Agathe semblait prendre un plaisir

    sauvage à débiter sans faute ces phrases de maître d’école qu’elle s’était

    appropriées Dieu sait comment, peut-être dans un livre. Elle affirmait qu’ainsi

    parlait Hagauer. Ulrich ne la crut pas.

    « Comment pourrais-tu te rappeler des phrases aussi longues et aussi compliquées

    simplement pour les avoir entendues ?!

    — Elles se sont gravées en moi, repartit Agathe. Je suis comme ça.

    — D’ailleurs, sais-tu ce que c’est, demanda Ulrich surpris, qu’un polysyllogisme et

    une vérification ? »1

     

    Quelles que soient les tentatives des romanciers pour se débarrasser du réel, par

    l’hypertrophie du moi ou la dissolution de l’autre, ils demeurent indéfectiblement

    rivés à son évocation, au plus fort de leur facticité créatrice sécrétant de purs

    produits, même désobjectivés, de nature. La pluralité des expérimentations

    subjectives et parcellaires vient entrer en corrélation avec le monde, dans une

    imitation strictement formelle, inachevée. La question restant ouverte de savoir s’il

    existe encore des romanciers aspirant à l’achèvement de leur évocations

    désincarnées. 

     

    Concernant l’État, force est de constater que ce monstre froid aspire à revendiquer

    purement et simplement la gestion de toute la prétendue réalité. Dans ses versions

    les plus molles, il daigne autoriser ce qui existe à côté et en dehors de lui, moins

    contre. Il s’octroie, de par sa nécessité d’autoconservation, cette forme

    d’absolutisme statutaire, qui lui ordonne de légiférer sur tout ce qui constitue le

    quotidien de ses administrés ou presque. Tendant à aller vers la perfection de son

    être, déployant sa souveraineté absolue aux quatre coins de ses périmètres, l’État

    ne peut être sujet de la paix qu’en état d’épuisement avancé pour le philosophe

    allemand. Son autoréalisation, très hypothétiquement rationnelle, fonde une

    seconde naturalité, qui implique l’interdiction de douter de la légitimité de son être

    et de son fonctionnement. Dans cette configuration, il devient mécaniquement

    destructeur.

    Platon voulait le lier à la connaissance de la réalité absolue, depuis l’ombre de sa

    caverne, lourde de violence légaliste. La nécessité domine censément l’architecture

    de ses lois, arrimée à la violence du principe d’évidence. Seule la ligne de mire

    d’un scepticisme rhétorique bien armé peut mettre en joue ses façons totalisantes

    affectant artificiellement et par avance ce qui relève du réel, armant par la même

    occasion son arsenal légaliste, qui trouve toujours des alibis dans le grenier des

    nécessités à courtes vues. Ayant su imposer des contraintes comportementales à

    ses subordonnés, le temps d’un État des États qui aurait pour fonction de les

    mettre au pas quand ils débordent de leurs prérogatives statutaires va sans doute

    venir se présenter à l’horizon de ces constructions à la fois devenues impuissantes

    à remplir leurs missions régaliennes au sein de leurs aires respectives, et par

    surcompensation, se révélant trop puissantes dans le cours de vies individuelles

    qui ne relèvent pas de leurs sphères globalisantes.

     

    Le concept de réalité. Hans Blumenberg, Seuil. 2012.

     

    1Extrait de: Musil, Robert. « L'Homme sans qualités - Tome 2. Traduit de l’allemand

    par Philippe Jaccottet, Éditions du Seuil, 1956. »

     

     


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  • Alain Badiou, la rupture en bandoulière.

     

     

     

     En parcourant Le séminaire d'Alain Badiou, "Heidegger, l'être 3- Figure du retrait- 1986-1987", Editions Fayard, 2015, l'on constate rapidement qu'une des vertus de cet ouvrage dense et accessible, synthétisant le séminaire de Badiou, période 86-87, est d’insister sur l’importance de la poésie dans ce monde ravagé par le capitalisme mondialisé :

     

    « D’abord il est bien clair que la poésie est un art et que, à ce titre, elle est une condition de la philosophie. La grande poésie est toujours une procédure générique, elle produit des vérités. Je ne nie donc pas que la poésie soit une condition de la philosophie, elle l’est, de façon spécifique, de façon essentielle. Je dirais même qu’il est probable que, parmi les arts, la poésie est la plus conditionnante, car c’est un art de la parole, qui fonctionne avec le même matériau que la philosophie elle-même. Il existe des époques entières où la poésie accomplit une fonction de la pensée, qui, rétroactivement, apparaît comme décisive, même en l’absence de la philosophie. Je pense à la période 1870-1890 en France. Il n’existe rien dans la pensée qui vaille, même de loin, Mallarmé ou Rimbaud. Il y a donc certainement des époques où les poètes sont littéralement insubstituables. C’est le cas quand il s’agit de circonstances historiques écrasées ou asphyxiées. Au lendemain de la Commune de Paris, il est vrai que ce sont des poèmes qui concentrent ce qui survit de la pensée. » P.34
     

     

        Pour Badiou, l’immanence normative  oriente la pensée, règle le régime de ses assertions, son Court traité d’ontologie transitoire développe ses positions en matière  de conditions de connnaissance, où l’on voit que pour lui,  le réel s’appuie sur un point impossible.

    Préoccupé de cerner les points de singularités historiques, il  convoque régulièrement le caractère  inaperçu de la langue, sa part d’innommable, d’indécidable, en quête de l’événementiel vrai. 

     

    L’ontologie de Badiou se fonde sur une approche mathématique du réel, ce qui induit quelques gouffres d’impensé dans son système, concernant ce qui ne relève pas du mathématisable comme la pensée, les sentiments, la nature des orientations existentielles, bref, les sphères du subjectif et du transcendantal,  car si l’ontologie mathématique de Badiou se prétend auto-suffisante, elle ne semble pas toujours éviter l’écueil d’une base d’affirmation parfaitement arbitraire, même si elle  plaide pour une  correspondance entre mathématique et ce « monde, ensemble vide »,

     

    La prétention de véridicité ne semble pas toujours animer le travail de Badiou, qui égrène son ouvrage pourtant captivant de sentences mi-poétiques mi-café du commerce dont le florilège suivant peut donner un aperçu: « A minima, être français, c’est s’interroger sur cette énigme » (quant à la période de la collaboration). P.72

     

    Non, on peut l’être sans s’arrêter sur un point ou l’autre de l’histoire, voire ne jamais s’arrêter sur l’histoire.

     

    « Si la pensée que seul un Dieu peut nous sauver devenait, pour notre malheur, l’attente du siècle, on verrait évidemment surgir l’abîme sanglant de la guerre. Non seulement l’attente est inexacte, mais elle périlleuse et néfaste, puisqu’il faut qu’elle soit comblée. Le désastre est le seul Dieu que nous connaissons, à savoir l’abîme de la mort. » P.27

     

    Les 100 millions de morts du communisme subissaient pourtant un régime n’attendant pas le retour d’un Dieu.  Bien au contraire, il prônait comme Badiou, et  à la suite de Nietzsche, la mort de Dieu.

     

    Il ajoute de façon à proprement parler mystique : « Car Dieu n’est pas en état de traverser sa propre mort, pour la raison que, dans le christianisme, il était déjà mort une première fois. L’annonce nietzschéenne est définitive » P.39

    On a envie d’ajouter Amen tant cette assertion est tout simplement ridicule,  en s’appuyant sur une tradition visant justement la résurrection.

    Badiou exclut par avance toute pensée religieuse, toute philosophie qui aurait désormais pour terreau un fond religieux, il tient à ce que la liste des conditions de la pensée soit close et seuls l’art, la science, la politique et l’amour(!) ont droit de pénétrer ce petit club des procédures génériques de sens selon ses critères restrictifs.

    Je vais devoir retirer de mes étagères « Transfigurer le temps, nihilisme, symbolisme, liturgie », de Geneviève Trainar, puisque ce type de pensée n’existe pas. Ce sera dur.

     

     

    « Un temps peut bien ne pas se penser, faute d’être constitué de telle sorte qu’il y ait une configuration adéquate des conditions de la philosophie » (l’art, la science et la politique pour Badiou). P.15

     

    Quid des cultures païennes qu’il nomme « très archaïques »  savoir sans État) ?

    Elles n’ont pas le droit au statut de pensée pour Badiou. J’affirme que les hommes de Lascaux pensaient autant que Badiou  leur monde propre. 

     

     Nonobstant ces affirmations gratuites, dont le régime dialectique relève plus du coup de marteau nietzschéen que du dialogue platonicien, comme libéré de toute volonté de probation,  le séminaire de Badiou, période 1986-87, est une somme de fulgurances passionnantes, passant en revue Parménide, Platon, Kant, Rilke,  Pessoa,  Trakl,  Hegel, l’inévitable Heidegger,  Celan, et Descartes, Wittgenstein, Lacan, Saint Paul, Beckett, Gödel, Empédocle, Gorgias, Deleuze, Démocrite,  Althusser,  Leibniz, Husserl Hölderlin, Héraclite, Zénon d’Élée, comme autant de prétextes pour plonger dans une théorie axiomatique du Sujet, s’interroger sur la notion d’antiphilosophie, ainsi que sur les notions de « vivre », ou encore de « changer de monde ».  Comme souvent, il explore les conditions d’apparition d’une pensée, celle du temps. De son temps. Badiou confirme être un adepte  de l’énonciation philosophique comme rupture, engageant son humanité et celle du lecteur vers de nouveaux chemins qui ne mèneraient pas vers un nulle part dépréciatif mais bien révolté, faisant retour vers le plus originaire du possible humain.


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