• Alain Badiou, la rupture en bandoulière.

     

     

     

     En parcourant Le séminaire d'Alain Badiou, "Heidegger, l'être 3- Figure du retrait- 1986-1987", Editions Fayard, 2015, l'on constate rapidement qu'une des vertus de cet ouvrage dense et accessible, synthétisant le séminaire de Badiou, période 86-87, est d’insister sur l’importance de la poésie dans ce monde ravagé par le capitalisme mondialisé :

     

    « D’abord il est bien clair que la poésie est un art et que, à ce titre, elle est une condition de la philosophie. La grande poésie est toujours une procédure générique, elle produit des vérités. Je ne nie donc pas que la poésie soit une condition de la philosophie, elle l’est, de façon spécifique, de façon essentielle. Je dirais même qu’il est probable que, parmi les arts, la poésie est la plus conditionnante, car c’est un art de la parole, qui fonctionne avec le même matériau que la philosophie elle-même. Il existe des époques entières où la poésie accomplit une fonction de la pensée, qui, rétroactivement, apparaît comme décisive, même en l’absence de la philosophie. Je pense à la période 1870-1890 en France. Il n’existe rien dans la pensée qui vaille, même de loin, Mallarmé ou Rimbaud. Il y a donc certainement des époques où les poètes sont littéralement insubstituables. C’est le cas quand il s’agit de circonstances historiques écrasées ou asphyxiées. Au lendemain de la Commune de Paris, il est vrai que ce sont des poèmes qui concentrent ce qui survit de la pensée. » P.34
     

     

        Pour Badiou, l’immanence normative  oriente la pensée, règle le régime de ses assertions, son Court traité d’ontologie transitoire développe ses positions en matière  de conditions de connnaissance, où l’on voit que pour lui,  le réel s’appuie sur un point impossible.

    Préoccupé de cerner les points de singularités historiques, il  convoque régulièrement le caractère  inaperçu de la langue, sa part d’innommable, d’indécidable, en quête de l’événementiel vrai. 

     

    L’ontologie de Badiou se fonde sur une approche mathématique du réel, ce qui induit quelques gouffres d’impensé dans son système, concernant ce qui ne relève pas du mathématisable comme la pensée, les sentiments, la nature des orientations existentielles, bref, les sphères du subjectif et du transcendantal,  car si l’ontologie mathématique de Badiou se prétend auto-suffisante, elle ne semble pas toujours éviter l’écueil d’une base d’affirmation parfaitement arbitraire, même si elle  plaide pour une  correspondance entre mathématique et ce « monde, ensemble vide »,

     

    La prétention de véridicité ne semble pas toujours animer le travail de Badiou, qui égrène son ouvrage pourtant captivant de sentences mi-poétiques mi-café du commerce dont le florilège suivant peut donner un aperçu: « A minima, être français, c’est s’interroger sur cette énigme » (quant à la période de la collaboration). P.72

     

    Non, on peut l’être sans s’arrêter sur un point ou l’autre de l’histoire, voire ne jamais s’arrêter sur l’histoire.

     

    « Si la pensée que seul un Dieu peut nous sauver devenait, pour notre malheur, l’attente du siècle, on verrait évidemment surgir l’abîme sanglant de la guerre. Non seulement l’attente est inexacte, mais elle périlleuse et néfaste, puisqu’il faut qu’elle soit comblée. Le désastre est le seul Dieu que nous connaissons, à savoir l’abîme de la mort. » P.27

     

    Les 100 millions de morts du communisme subissaient pourtant un régime n’attendant pas le retour d’un Dieu.  Bien au contraire, il prônait comme Badiou, et  à la suite de Nietzsche, la mort de Dieu.

     

    Il ajoute de façon à proprement parler mystique : « Car Dieu n’est pas en état de traverser sa propre mort, pour la raison que, dans le christianisme, il était déjà mort une première fois. L’annonce nietzschéenne est définitive » P.39

    On a envie d’ajouter Amen tant cette assertion est tout simplement ridicule,  en s’appuyant sur une tradition visant justement la résurrection.

    Badiou exclut par avance toute pensée religieuse, toute philosophie qui aurait désormais pour terreau un fond religieux, il tient à ce que la liste des conditions de la pensée soit close et seuls l’art, la science, la politique et l’amour(!) ont droit de pénétrer ce petit club des procédures génériques de sens selon ses critères restrictifs.

    Je vais devoir retirer de mes étagères « Transfigurer le temps, nihilisme, symbolisme, liturgie », de Geneviève Trainar, puisque ce type de pensée n’existe pas. Ce sera dur.

     

     

    « Un temps peut bien ne pas se penser, faute d’être constitué de telle sorte qu’il y ait une configuration adéquate des conditions de la philosophie » (l’art, la science et la politique pour Badiou). P.15

     

    Quid des cultures païennes qu’il nomme « très archaïques »  savoir sans État) ?

    Elles n’ont pas le droit au statut de pensée pour Badiou. J’affirme que les hommes de Lascaux pensaient autant que Badiou  leur monde propre. 

     

     Nonobstant ces affirmations gratuites, dont le régime dialectique relève plus du coup de marteau nietzschéen que du dialogue platonicien, comme libéré de toute volonté de probation,  le séminaire de Badiou, période 1986-87, est une somme de fulgurances passionnantes, passant en revue Parménide, Platon, Kant, Rilke,  Pessoa,  Trakl,  Hegel, l’inévitable Heidegger,  Celan, et Descartes, Wittgenstein, Lacan, Saint Paul, Beckett, Gödel, Empédocle, Gorgias, Deleuze, Démocrite,  Althusser,  Leibniz, Husserl Hölderlin, Héraclite, Zénon d’Élée, comme autant de prétextes pour plonger dans une théorie axiomatique du Sujet, s’interroger sur la notion d’antiphilosophie, ainsi que sur les notions de « vivre », ou encore de « changer de monde ».  Comme souvent, il explore les conditions d’apparition d’une pensée, celle du temps. De son temps. Badiou confirme être un adepte  de l’énonciation philosophique comme rupture, engageant son humanité et celle du lecteur vers de nouveaux chemins qui ne mèneraient pas vers un nulle part dépréciatif mais bien révolté, faisant retour vers le plus originaire du possible humain.


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