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    HOMMAGE À BERNARD STIEGLER/PHILOSOPHIE

    Hommage à Bernard Stiegler | Rêver, imaginer, créer #13

    Bernard Stiegler

    J’ai choisi de suivre le séminaire en ligne de Bernard en cherchant à décrypter son titre pour commencer : le pharmakon. Car entrer dans l’univers de Stiegler c’était comme partir à l’aventure. Une aventure d’idées, de concepts revisités, de concepts inventés ex nihilo, en un brassage pluridisciplinaire dépassant de très loin le strict cadre des nouvelles technologies, contrairement au portrait rapidement brossé ces derniers jours dans la grande presse. Pénétrer son univers demandait la patience d’un chameau et la précision d’un aigle, pour accepter de traverser sa propre ignorance. Car en bon autodidacte, il ne fixait pas de frontières à ses ambitions de clarification des consciences, balayant le champ économique avec lequel il savait jongler pour établir des connexions au sein des plus grands groupes industriels, celui de l’histoire des idées bien sûr, mais aussi des religions et mythologies qu’il savait connecter sans caricatures aux questions les plus contemporaines. Il se passionnait pour les questions de physique pure et entretenait des relations suivies avec mathématiciens, biologistes, anthropologues, éthologues, anthropologues, informaticiens, artistes et autres psychanalystes. Autant dire qu’aucune sphère ayant trait aux idées ne le laissait indifférent et sans ressources. Préférant l’amateur au consommateur, Stiegler travaillait à créer les conditions exorganologiques du rêve. D’un rêve social qui prendrait corps en intégrant la nouvelle donne de cette automatisation en marche du monde contemporain dont il décrivait sans cesse les ombres à venir comme les espérances. Ces cours formaient à posteriori des restes diurnes qui pouvaient s’agencer en projections créatrices chez l’auditeur captivé. Il aimait à dire que le rêve est un type particulier de la pensée.

    Un rêve transite en soi vers soi. Et il permet de créer sa loi intérieure contre la loi dominante. En un écart salvateur. Valorisant la diachronie par rapport à la synchronie. Il nous voulait capables d’agir en désirant et en rêvant, libérés des conditionnements blafards du tout consumériste.  Car penser pour Stiegler, c’est aspirer à nuire à la bêtise, hors des sentiers stéréotypés. En intériorisant ce qu’il reprenait à son compte : les rétentions tertiaires ouvrant sur les protensions. Grand cinéphile connaissant de près les techniques de montage, appréciant Kiarostami, Godard, Fellini, Truffault, le cinéma russe et tant d’autres, grand conteur pouvant décrire avec affection un voyage en Iran et ses taxis n’écoutant que de la poésie à la radio, la passion animait chacune de ses interventions. Si les rêves et les techniques forment une boucle libidinale noétique élaborant les idées en les différant, ses séminaires toujours consultables en ligne abreuvent ce genre de boucle jusqu’à plus soif.

    « Aimer, s’aimer, nous aimer : Du 11 septembre au 21 avril », Bernard Stiegler (Galilée, 2003)

    Généalogiste des catégories comme Nietzsche, Stiegler faisait preuve d’une rigueur portant aux conflits avec ses pairs qu’il n’hésitait pas à brocarder crûment. La moralité et les circonvolutions courtoises n’étaient pas sa tasse de thé même s’il respectait ses adversaires. Estimant le fonds pré-individuel comme porteur d’interprétations, il quêtait l’exception et l’atypique en une interprétation transindividuante permettant une biographie politique et une biographie économique de son monde. Luttant contre l’automatisation de l’être qui détruit toutes les singularités, il s’est consacré aux exorganismes qui ouvrent le champ des altérités. Il s’est longuement penché sur l’œuvre de Nietzsche et Heidegger.

    La pulsion de destruction comme volonté de puissance a été pensée et intégrée à la pharmacologie stieglerienne. Luttant pour défendre les lumières contre le malheur. Créateur de territoires contributifs chargés de préserver les capacités de mémorisation et de projections des individus et groupes les plus fragilisés par cette modernité nihiliste, contre des modèles mathématiques qui installent cette société automatique. Refusant de voir ses contemporains devenir des résidus amorphes et otages des GAFA, Stiegler proposait le modèle des spirales métastables afin de faire de l’humain la somme de ses tourbillons existentiels pris et sauvés dans les flux de leurs métamorphoses.

    Suivre ses séminaires, c’était refuser de finir pendu au bout de son antenne satellite et rivé en une hypnose mortifère à ses smartphones. C’était vouloir faire face aux flux qui désintègrent de par leur martèlement tentaculaire de surexposition médiatique engendrant cette fameuse disruption dont il avait œuvré à préciser les contours. Se livrer à l’épreuve de l’entropie qui gagne toujours plus de terrain mais qu’il faut pourtant affronter sans se laisser sombrer par un rapport de forces inégal.  Et pour gagner ce combat titanesque, il employait une technique courageuse : celle de faire dialoguer des chercheurs et penseurs de tous horizons idéologiques et culturels, en un décloisonnement conceptuel indéfiniment ouvert.

    Des plus méconnus comme Amartya Sen, Gilbert Simondon, Alfred Lotka, André Leroi-Gourhan, Léon Brillouin, Norbert Wiener, Lawrence Lessig, Antoinette Rouvroy, Isabelle Stengers, Aby Warburg, Vernadski, aux plus célèbres, Bataille, Bergson, Deleuze, Derrida, Nietzsche, Heidegger, Marx, Spinoza, Foucault, Valery, Freud, Lévi-Strauss, Carl Schmitt.

    Stiegler croyait en la lutte contre les profits immédiats et leur pulsion de destruction des consciences. La recherche qu’il proposait était contributive via des délibérations urbaines et citoyennes. Pas d’individuation sans la pensée de Stiegler mais le règne des fourmilières et de la crétinerie organisée du marketing des âmes intoxiquées ouvrant le vide de la post-vérité, du relativisme stérile, de l’anomie et de tous les complotismes délirants. Ce combat Stieglerien est de nature spirituelle qui vise à empêcher la guerre civile liée à cette destruction de toutes les constructions psychiques, identitaires et sociales. Pour demeurer civil et faire reculer la guerre de tous contre tous, l’œuvre de Stiegler est tout simplement incontournable.

    © Thomas Roussot

    NUAGES DE LA PHILOSOPHIE

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    Une Charte des devoirs professionnels des journalistes français est censée régir leur profession. Elle date de janvier 1938, et précise un cadre déontologique à son bon fonctionnement, notamment sur un plan éthique. La dignité de sa fonction passe par le respect le plus strict possible de certains principes. L’un d’eux consiste à bannir la déformation des  faits, du réel.

    Par exemple, produire et diffuser  une image biaisée d’un  événement social entre totalement dans cette catégorisation. Monopoliser un temps d’antenne substantiel, sidérant l’attention, pendant des jours, en focalisant sur une simple bagarre (atypique et unique en son genre) opposant un boxeur à différents CRS, en occultant les centaines d’actions illicites menées par ces derniers pendant des mois à l’encontre des citoyens français exerçant leur droit légitime à manifester, démontre une méthodologie réductionniste très dangereuse, car elle concourt à distordre la compréhension de ce qui a lieu dans les rues de ce pays.

    Même le très inconsistant et stérile CSA avait tancé ces rédactions, le 7 décembre dernier, les appelant, je cite :

    "à la responsabilité, lourde et complexe, des médias audiovisuels". Il avait recommandé "de ne pas diffuser d'informations susceptibles de mettre en danger les forces de sécurité et la paix civile", et mis "en garde contre toute diffusion complaisante, déséquilibrée ou insuffisamment vérifiée d'images et de commentaires qui attiseraient les antagonismes et les oppositions".  

    Adopter tous les partis pris d’un discours proche de celui tenu par un ministre de l’Intérieur aux abois, à savoir le point de vue du maintien de l’ordre (tout en occultant gravement ses dérives qui contreviennent à ses propres règles), au détriment des discours  tenus  par un peuple entré en  lutte frontale contre un gouvernement, toujours mis en cause, soupçonnés eux de dérives, accusés, scrutés, mis en doute, rendus anxiogènes, disqualifiés par des scènes minoritaires mais savamment choisies et répétées en boucle afin de faire vérité et réduire un processus complexe, contradictoire et justement irréductible à des catégories prédéterminées, à un simple problème de désordre urbain.

    Restituer une révolte populaire demande paradoxalement une certaine neutralité.  Mais les plateaux Tv, il faut le dire, sont trustés par des éditorialistes, qui donnent leurs opinions et éditorialisent l’actualité en fonction de leurs propres critères idéologiques.

    L’éditorialiste n’est qu’une facette du journalisme, mais cette figure a pris en France le dessus sur les reporters, et le monde journalistique, dans son écrasante majorité  (hormis  via quelques notables exceptions),  va jusqu’à taire les dizaines d’agressions policières dont il est lui-même victime pour ne souligner que celles qui sont le fait de Gilets  Jaunes.

    https://www.youtube.com/watch?v=ddsJDXhR5nY&fbclid=IwAR0FtMOBcgF4ATr1NMWK-EwrxLtDz1SaNAAiJM06JkMGsRYkpyrmGf-oTyo

    Yann Foreix


    @yannforeix
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    #GiletsJaunes je viens de prendre un tir de flashball dans la nuque
     

     

    Paul Conge

    @paulcng

    Je viens de me prendre une grenade desencerclante à mi-cuisse

    30
    12:16 - 8 déc. 2018

    @BorisKharlamoff
    Un policier vient de me tirer dessus au flash-ball alors que j’avais mon brassard de presse en évidence. Ça pique mais tout va bien. Consœurs, confrères soyez prudents sur les Champs-Élysées !

    https://www.lexpress.fr/actualite/societe/violences-a-paris-hugo-clement-blesse-a-la-tete_2051491.html?fbclid=IwAR1eEKlWMx049Ysff950amRWWUCkmsXOs6bbfC8Qi8hcnK5J7N3G8z9seWE

     

     

    En somme, axer une information sur des  faits réels et vrais, mais minoritaires, au détriment d’autres, majoritaires, (j’entends, par exemple, le nombre de manifestants pacifiques rapportés aux violents) de façon systématique, induit une insuffisance informationnelle qui contrevient à cette fameuse charte des journalistes.

     Cette approche institue de facto un filtre idéologique, ce qui n’est pas le propre des médias privés mais contamine tout autant ceux  qui prétendent encore être publics.

     

    Que les intérêts des actionnaires finançant ces médias contredisent ceux des Gilets Jaunes, c’est une évidence factuelle qui fonde dès lors le principal et unique critère prévalant à la façon de « couvrir » le phénomène populaire en question.

    Tf1, LCI, (Bouygues), Point (Pinault/Artemis), Journal du dimanche (Lagardère),  Échos (Arnault/lvmh), Canal Plus, C-news (Bolloré) et autres Figaro (Dassault) défendent leur façon de gérer le secteur  des travaux publics, du grand commerce, de l’armement, des industries du luxe ou de l’aéronautique militaire, voire de l’huile de Palme, et non les revendications salariales d’une classe moyenne prolétarisée.

    Le parti pris est alors tout autant idéologique que strictement financier, la rigueur des choses n’entrant plus en compte, et une perspective objectivante n’arrangeant pas lesdits intérêts.

    Cette déformation devient criante du fait de la montée en puissance des réseaux sociaux qui représentent désormais une alternative crédible d’information auprès des nouvelles générations.

    Des médias se contentant d’un flux (Brut) continu, ou bien des journalistes indépendants prenant fait et cause pour le camp des manifestants rencontrent une adhésion grandissante devant un tel conglomérat de médias soumis à des intérêts privés peu représentatifs d’une population manifestante.

     

    Tout  rédacteur est conditionné par les intérêts de son entreprise, et sa démarche informative ne peut plus qu’en être un reflet plus ou moins fidèle.

     L’omission des  grands médias à l’égard des violences policières, attestées par photos et vidéos ainsi que témoignages circonstanciés (https://twitter.com/davduf), les accommodements de leurs  rédactions avec ces violences ayant pourtant entraîné des centaines de blessés graves (amputés, éborgnés, et autres invalidités définitives induites) révèlent l’abime qui sépare de façon de plus en plus spectaculaire cette sphère professionnelle de la population française.

     La censure et l’autocensure des journalistes qui rendent possible cet escamotage du réel provient clairement de la proximité d’intérêts qui relie les actionnaires de ces médias au pouvoir en place.

     

    Cette veule complaisance envers des archétypes simplistes et des schémas de représentations binaires (manifestants violents, économie en berne, peuple intolérant, élites éclairées) grignotent un peu plus la confiance des citoyens en leurs institutions.

     Le reportage devient alors un paramètre parmi d’autres pour faire correspondre la présentation des situations données avec les intérêts des dirigeants de chaînes et journaux.

     

    Le traitement de l’affaire du boxeur correspond pleinement à la notion de Sous-qualification qui consiste à simplifier et appauvrir une situation par réduction du collectif à l’individuel. La complexité paradoxale d’un mouvement populaire unissant des individus aux intérêts diversifiés et parfois contraires ne rentrant pas dans la grille de lecture faussée des médias dominants. Cette Sous-qualification ouvre la voie à l’étape suivante de ce traitement partial, la Disqualification. 

    Compromettre un mouvement de contestation populaire  par la mise en avant d’individus minoritaires, faire endosser la responsabilité de violences marginales à un groupe ainsi dévalorisé et artificiellement condamné semble la principale ligne de conduite éthique de ces rédactions désincarnées.

     Les médias dominants appréciant la facilité, ils sont mimétiques et se reproduisent les uns les autres, dans leurs contenus, leurs chronologies, et leurs focus choisis. Cela débouche sur une uniformisation de nature totalisante pour ne pas dire totalitaire sous couvert de multiplicité des vecteurs. La communauté de vue qui les unit s’établissant sur cette communauté d’intérêts économiques. Cette uniformisation est lourde de frustrations et de ressentiment en créant des poches considérables de sensibilités non représentées et à fortiori non respectées.

     

    Selon cette charte des journalistes de 1938, « la liberté de publier honnêtement ses informations, tient le scrupule et le souci de la justice pour des règles premières, ne confond pas son rôle avec celui du policier. » Il

    serait temps qu’ils la relisent ! Et qu’un pluralisme des opinions redevienne d’actualité au sein de ces rédactions, car l’on ne peut rendre compte de l’état d’une société à partir d’une appréhension univoque de celui-ci.


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  • Houellebecq, auteur de romans historiques. Une lecture Lukàcsienne.

     

    Nous étudierons ici l’œuvre de Houellebecq en nous appuyant  sur « le Roman Historique » de Lukacs qui servira  de grille de lecture à l’œuvre du romancier français contemporain le plus lu.

    Dans une ample et précieuse introduction à cet ouvrage théorique, Claude-Edmonde Magny insiste sur l'idée maîtresse de Lukacs consistant à affirmer qu’un  « être», individu, personnage, roman ou autre, est toujours conditionné par un contexte historico-sociologique, et que le genre du roman historique doit permettre d’en mieux éclairer l’essence.

    Le premier chapitre se penche sur les conditions socio-historiques de l’apparition du roman historique, sur l’apport décisif de Walter Scott à l’édification de ce genre, ainsi que sur sa technique qui refuse les grandes figures au profit de personnages moyens mieux à mêmes d’évoquer le sens du destin qui s’abat sur les gens simples. Il traite aussi du conflit entre l’approche romantique jugée réactionnaire et le roman historique. Le second interroge la distinction entre genre épique et dramatique, roman et drame historique. Il traite du caractère public, de la notion de collision dans le style épique et dramatique, et d’une esquisse du développement de l’historicisme dans le drame et la dramaturgie. Le troisième revisite les changements dans la conception de l’histoire après la révolution de 1848, de la limitation à la vie privée, de modernisation et d’exotisme, du naturalisme de l'opposition populaire, de Conrad Ferdinand Meyer, du nouveau roman historique. Quant au quatrième chapitre, il traite des caractéristiques générales de la littérature humaniste de protestation dans la période impérialiste, du caractère populaire et esprit authentique de l'histoire, de la forme biographique et sa problématique, du  roman historique de Romain Rolland, et enfin des perspectives de développement du nouvel humanisme dans le roman historique dans lequel il prolonge sa réflexion générale.

    La  notion même de « roman historique » apparaît p.17 : 

    « Ce qui manque au prétendu roman historique avant Walter Scott, c'est justement ce qui est spécifiquement historique : le fait que la particularité des personnages dérive de la spécificité historique de leur temps. »

     

    Le principe de « collision » tient une place importante dans cet essai, c’est à travers elle que se révèle la grande histoire, au sein de cet entrelacement de  forces hétérogènes seul à même de synthétiser une époque dans sa totalité. Car même si l’auteur insiste sur l’incapacité du romancier à rendre compte de façon exhaustive de cette totalité,  il a pour tâche de la décrire en se servant d’archétypes les plus significatifs. Il  existe une volonté totalisatrice du roman historique mais ce qui compte pour Lukacs n’est pas l’accumulation de détails exotiques censés rendre compte d’une époque mais bien plutôt la capacité de l’auteur à synthétiser les diverses tendances qui travaillent son époque via quelques personnages chargés de les incarner. Le roman historique doit savoir épouser son temps, l’accompagner avec précision, sans rechercher l’originalité artificielle, ni imposer une grille de lecture dogmatique réactionnaire comme trop souvent selon Lukacs.

    « Pour le drame l'authenticité historique signifie : la vérité historique intrinsèque de la collision. »

    p.167, Le Roman Historique. 

    Parcourons certains romans de Houellebecq, lestés de ces principes para-marxistes.

    Dans Plateforme, le narrateur, Michel, particulièrement désabusé, appréciant les enterrements, et se réjouissant de la mort de son père, décide de se lancer dans le tourisme à caractère essentiellement sexuel.

    Il s’y prépare déjà via quelque lieu de débauche addictif :

    « En général, en sortant du bureau, j’allais faire un tour dans un peep-show. Ça me coûtait cinquante francs, parfois soixante-dix quand l’éjaculation tardait. Voir des chattes en mouvement, ça me lavait la tête. Les orientations contradictoires de la vidéo d’art contemporain, l’équilibre entre conservation du patrimoine et soutien à la création vivante…tout cela disparaissait vite, devant la magie facile des chattes en mouvement. »

    p.25

    Le personnage semble revenu de tout :

    « La crise de la vache folle m’intéressait peu, je me nourrissais essentiellement de purée Mousline au fromage. Puis la soirée continuait. Je n’étais pas malheureux, j’avais cent vingt-huit chaînes. Vers deux heures du matin, je me terminais avec des comédies musicales turques ».

    p.25

    Les pages brossent le ressenti de ce qu’il faut bien nommer un individu foncièrement dépressif : 

    « Pourquoi n’avais-je jamais, dans mon travail, manifesté une passion comparable à celle de Marie-Jeanne ? Pourquoi n’avais-je jamais, plus généralement, manifesté de véritable passion ? »

    p.33

    Plus loin :

    « Mes rêves sont médiocres. Comme tous les habitants d’Europe occidentale, je souhaite voyager. »

    Ce côté Droopy est toutefois contrebalancé par un certain cynisme agressif :

    « Prendre l’avion aujourd’hui, quelle que soit la compagnie, quelle que soit la destination, équivaut à être traité comme une merde pendant toute la durée du vol. »

    p.37

    « Le héros » s’aide régulièrement de produits chimiques divers pour supporter sa morne existence :

    « Je commandai un double expresse au room service, que j’avalai avec un Efferalgan, un Doliprane et une double dose d’Oscillococcinum ».

    p.44

    Il jette un regard de mépris sur ses contemporains :

    «  […] finalement, il ne ressemble pas tellement à Antoine Waechter mais plutôt à Robin des Bois, avec cependant quelque chose de suisse, ou pour mieux dire jurassien. Pour tout dire il ne ressemblait pas à grand-chose, mais il avait vraiment l’air d’un con. Sans parler de sa femme, en salopette, sérieuse, bonne laitière. Il était invraisemblable que ces êtres ne se soient pas déjà reproduits, pensai-je ; »

    p.48

     Pour Lukacs, l’historicité chargée de garantir l’authenticité d’un récit se doit de demeurer ouverte sur l’avenir, elle n’est pas une téléologie qui se servirait de personnages ou d’un récit pour illustrer ses principes mais le dévoilement de l’immanence historique en actes et situations, sans réduire la complexité de son développement.

    Même si la complexité est rarement au rendez-vous chez Houellebecq, il faut bien dire qu’il ne sert de rien ni de personne car son œuvre ne véhicule pas de grands principes, bien au contraire, elle dévoile leur disparition lente et progressive, à l’image de toute une époque.

    Ses compagnons de voyages sont des « connards humanitaires protestants », et pour obtenir un rapport sexuel consenti, il faut subir « des conversations fastidieuses », « des problèmes chiants », que l’on tentera d’éviter avec des putes, si possible non occidentales car ces dernières sont des « débris humains ».

    Se promener aux Halles revient à visiter Thoiry, l’économie est ennuyeuse, bref, il n’y a pas grand-chose à sauver dans le monde ici dépeint, hormis quelques orgies qui semblent encore stimuler un peu d’enthousiasme chez le narrateur. Les croyants sont dépeints comme hypocrites, et plus ils se veulent intégristes, plus ils se vautrent dans la fange. Laissons le mot de la fin de ce roman à son protagoniste central :

    « La mort, maintenant, je l’ai comprise ; je ne crois pas qu’elle me fera beaucoup de mal. J’ai connu la haine, le mépris, la décrépitude et différentes choses ; j’ai même connu de brefs moments d’amour. Rien ne survivra de moi, et je ne mérite pas que rien me survive ; j’aurai été un individu médiocre, sous tous ses aspects. »

     p.369

     

     

     

    Le prologue des Particules Élémentaires dit bien l’ambition de recension historique de son auteur :

    « Ce livre est avant tout l'histoire d'un homme, qui vécut la plus grande partie de sa vie en Europe occi­dentale, durant la seconde moitié du XXe siècle. Géné­ralement seul, il fut cependant, de loin en loin, en relation avec d'autres hommes. Il vécut en des temps malheureux et troublés. Le pays qui lui avait donné naissance basculait lentement, mais inéluctablement, dans la zone économique des pays moyen-pauvres; fréquemment guettés par la misère, les hommes de sa génération passèrent en outre leur vie dans la solitude et l'amertume. Les sentiments d'amour, de tendresse et de fraternité humaine avaient dans une large mesure disparu; dans leurs rapports mutuels ses contempo­rains faisaient le plus souvent preuve d'indifférence, voire de cruauté. 

    Au moment de sa disparition, Michel Djerzinski était unanimement considéré comme un biologiste de tout premier plan, et on pensait sérieusement à lui pour le prix Nobel; sa véritable importance ne devait apparaî­tre qu'un peu plus tard. » 

     

    Dans les romans de Houellebecq, les collisions sont absentes, et les contradictions assez peu présentes. Cela contribue à la linéarité formelle de ses récits. Le cours des choses semble se dérouler à perte, sans consistance ni violence particulièrement saillante, seule une néantisation de tous les instants vient tranquillement anesthésier la pseudo-existence de ses personnages. Les Particules Élémentaires ne dérogent pas à cette règle.

    « Pendant plusieurs jours Michel garda la photo à por­tée de la main, appuyée à sa lampe de chevet. Le temps est un mystère banal, et tout était dans l'ordre, essayait-il de se dire; le regard s'éteint, la joie et la confiance disparaissent. Allongé sur son matelas Bultex, il s'exerçait sans succès à l'impermanence ».

    p.6, Les Particules Élémentaires. 

    « Les deux époux formaient alors ce qu'on devait appeler par la suite un «couple moderne», et c'est plutôt par inadvertance que Janine tomba enceinte de son mari. Elle décida cependant de garder l'enfant; la maternité, pensait-elle, était une de ces expériences qu'une femme doit vivre; la grossesse fut d'ailleurs une période plutôt agréable, et Bruno naquit en mars 1956. Les soins fastidieux que réclame l'élevage d'un enfant jeune parurent vite au couple peu compatibles avec leur idéal  de liberté  personnelle, et c'est d'un commun accord que Bruno fut expédié en 1958 chez ses grands-parents maternels à Alger. »

    p.8, Les Particules Élémentaires. 

    En creux, la libération des mœurs est nettement accusée de contribuer au malheur du personnage central qui décrit de façon neutre une époque qu’il n’a pu connaître. La neutralité de ton étant systématique dans cette œuvre.

     

    « À l'époque, Michel avait des idées modérées sur le bonheur. En définitive, il n'y avait jamais réellement songé. Les idées qu'il pouvait avoir, il les tenait de grand-mère, qui les avait directement transmises à ses enfants. Sa grand-mère était catholique et votait de Gaulle; ses deux filles avaient épousé des communis­tes; cela n'y changeait pas grand-chose. Voici les idées de cette génération qui avait connu dans son enfance les privations de la guerre, qui avait eu vingt ans à la Libération; voici le monde qu'ils souhaitaient léguer à leurs enfants. La femme reste à la maison et tient son ménage (mais elle est très aidée par les appareils élec­troménagers; elle a beaucoup de temps à consacrer à sa famille). L'homme travaille à l'extérieur (niais la robotisation fait qu'il travaille moins longtemps, et que son travail est moins dur). Les couples sont fidèles et heureux; ils vivent dans des maisons agréables en dehors des villes (les banlieues). Pendant leurs moments de loisir ils s'adonnent à l'artisanat, au jardinage, aux beaux-arts. » 

    Ibid, p.16

     

    « Ainsi, tandis que l'essence d'une collision doit rester historiquement authentique, le drame historique doit faire apparaître les traits dans les êtres humains et leurs destinées qui feront qu'un spectateur, séparé de ces événements par des siècles, se sente y participer directement. »

    p.169, Le Roman Historique.

    Shakespeare est loué pour sa capacité à prendre en compte l’enchevêtrement des contradictions propre à la crise  du féodalisme qui a véhiculé la collision entre le type du noble et du souverain humaniste avec l’homme ancien propre au temps féodal. Sa capacité à assimiler les grandes contradictions sociale et à les injecter au sein de personnages particuliers est la qualité géniale du grand romancier historique. Les  traits de la crise sociale épousent sous sa plume les comportements et traits psychologiques de ses personnages. C’est au cœur de cette superposition habile que se caractérise selon Lukacs le propre du roman historique. La collision dans les grands romans présente nécessairement un caractère d’universalité propre à intéresser un lecteur non directement concerné par ladite période. Gœthe, Schiller, Manzoni, Büchner  et Pouchkine sont considérés comme des maîtres dans cet art. L’auteur apprécie tout particulièrement la faculté d’un romancier à traduire réellement les forces motrices sociohistoriques qui sous-tendent l’implication d’individus décrits dans leur concrétude contradictoire. Il rejette le type de roman purement subjectif qui s’enferme dans la stricte description psychologisante d’individus isolés, comme celui qui se veut strictement réaliste et où seules dominent des généralités dogmatiques faisant fi des contradictions subjectives.

     

     Si, comme le pense Lukacs, le but du roman est de représenter une réalité sociale déterminée à une époque déterminée avec toute la couleur et toute l'atmosphère spécifique de cette époque, il semble évident que Houellebecq répond à cette exigence.

     Puisque le roman figure la «totalité des objets», il doit aller jusque dans les petits détails de la vie quotidienne, dans le temps concret de l'action, il doit mettre en évidence ce qui est spécifique de cette époque dans l'interaction complexe de tous ces détails. Par conséquent l'historicité générale de la collision centrale, qui constitue le caractère historique du drame, ne suffit pas au roman. Il doit être historiquement authentique en tous points. C’est via cet équilibre entre restitution factuelle d’une époque et description des problématiques sociales et économiques à l’œuvre en sous-tension qui permet d’accomplir la mission du romancier historique.

    Et chez Houellebecq, le sens des détails est omniprésent, jusqu’à prendre le dessus sur le caractère général des choses justement. Le nom des hôtels, des livres, les prénoms, la dénomination des choses est plus substantielle que la substance elle-même.

     

    Toutefois, ce souci de l’exactitude ne doit pas se faire dogmatique et n’est pas l’alpha et l’oméga d’un bon roman historique selon l’auteur. En effet, l'auteur dramatique doit non seulement prendre en charge les données historiques factuelles, mais ne doit pas se laisser noyer en elles, car c’est la totalité du drame qui lui donne sa cohérence et non un petit réalisme mesquin. La fidélité à l’esprit de l’ensemble doit primer sur celle du détail.

    Le bon auteur commence par jeter les bases concrètes de son récit tout en leur adjoignant les enjeux profonds qui les sous-tendent.

    L'effondrement personnel  d’un monarque absolu est toujours la conséquence  des déterminations socio-historiques du despotisme,  non par quelque névrose propre à la constitution nerveuse du roi en tant qu’individu particulier.

    Emilia Galotti de Lessing, Don Carlos de Schiller, Werther de Gœthe, Barnaby Rudge de Dickens, Bel Ami de Maupassant, Bruges-la-morte de Rodenbach, Witiko de Stifter, Quatre-vingt-treize de Victor Hugo ou encore Les Dieux ont soif d'Anatole France, et des dizaines d’autres romans sont analysés à l’aune de ces critères qualitatifs qui forment la trame générale de l’essai de Lukacs. 

    Lukacs considère que pas-même Swift, Voltaire ou encore Diderot n’ont  su refléter fidèlement les caractéristiques historiques essentielles de leur temps. Seul Walter Scott va  réunir les qualités requises pour ouvrir un chemin à ce genre. Lukacs repense cette question de la capacité d’un auteur à dire son temps  à travers les notions d’irrationalité et de rationalité, estimant que c’est au travers de leur entrelacement que se joue la vérité d’un roman et sa capacité à restituer son temps.

    Il estime qu’Adam Smith a su attirer l'attention des écrivains sur l'importance concrète et donc historique du temps et du lieu, des conditions sociales, ouvrant une perspective à des moyens d'expression réalistes, littéraires, pour figurer quelque particularité spatio-temporelle des êtres et des circonstances.

    Lukacs s’appuie en premier lieu  pour éclairer cette perspective sur le principe d’avènement et de décadence d’une classe sociale, qui conditionne l’émergence d’une œuvre et son type de figuration. Le roman historique doit supporter, épouser la forme d’une époque, dans ses détails comme dans ses lignes de forces, mais aussi refléter son intentionnalité et ses spécificités socio-politiques de façon objective en se raccordant à la temporalité présente :

    Les auteurs qui retiennent sa prédilection sont ceux qui comme Balzac ou Flaubert réunissent en un temps et un espace intérieurs à l'ensemble d’une vue générale leurs récits. La chronologie biographique est toujours au service d’une approche globalisante, mais ne faisant pas fi de ses contradictions internes.

    La notion de figuration revient fréquemment dans cet essai dans l’acception de ce qui donne forme à quelque chose. Le romancier authentique est appelé à figurer les grandes crises de son temps, à leur donner corps, une expression accessible à tous susceptible d’éveiller les consciences. Car Lukacs n’envisage pas la littérature comme un simple moyen d’évasion mais comme moyen d’émancipation et de prise de conscience de soi. 

    « Un reflet purement intellectuel de faits ou de lois de la réalité objective peut admettre ouvertement cette relativité, il doit même le faire, car si une forme de connaissance prétend être absolue, en ignorant le facteur dialectique de la reproduction purement relative, c'est-à-dire incomplète, de l'infinitude de la réalité objective, elle tend fatalement à être faussée, à produire une déformation du tableau qu'elle donne. »p.99, Le Roman Historique.

    Le roman est chargé de faire sortir l’opacité contradictoire des processus sociaux hors de sa gangue afin que le lecteur puisse s’en saisir lucidement sans la déformer ni la simplifier, ce qui est la tentation de tout auteur afin d’alléger sa tâche.

    « Cependant, dans le même temps, la consommation libidinale de masse d'origine nord-américaine (chansons d'Elvis Presley, films de Marilyn Monroe) se répandait en Europe occidentale. Parallèlement aux réfrigérateurs et aux machines à laver, accompagnement matériel du bonheur du couple, se répandaient le transistor et le pick-up, qui devaient mettre en avant le modèle comportemental du flirt adolescent. Le conflit idéologique, latent tout au long des années soixante, éclata au début des années soixante-dix dans Mademoiselle Age tendre et dans 20 Ans, se cristallisant autour de la question à l'époque centrale: «Jusqu'où peut-aller avant le mariage?» Ces mêmes années, l'option hédoniste-libidinale d'origine nord-américaine reçut un appui puissant de la part d'organes de presse d'inspi­ration libertaire (le premier numéro d'Actuel parut en octobre 1970, celui de Charlie Hebdo en novembre). S'ils se situaient en principe dans une perspective poli­tique de contestation du capitalisme, ces périodiques s'accordaient avec l'industrie du divertissement sur l'essentiel: destruction des valeurs morales judéo-chré­tiennes, apologie de la jeunesse et de la liberté indivi­duelle. »

    p.19, Les Particules Élémentaires.

    Pour la théorie du roman historique de Lukacs, forme et fond se conjuguent et s’entrelacent :

    « Mais l'apparence absolue de l'image relative de la vie doit, bien entendu, trouver son fondement dans le contenu. Cela exige que soient réellement saisis les rapports normatifs essentiels et les plus importants de la vie dans la destinée de l'individu comme de la société. Mais il est tout aussi évident que la simple connaissance de ces rapports essentiels ne peut jamais suffire. Ces traits essentiels, ces normes les plus importantes de la vie doivent apparaître avec un nouveau caractère immédiat créé par l'art comme des traits et des rapports personnels uniques d'êtres humains concrets et de situations concrètes. Réaliser ce nouveau caractère immédiat de nature artistique, ré-individualiser ce qui est général dans l'homme et son destin, telle est précisément la mission de la forme artistique ».

    P.100, Le Roman Historique.

    Il s’agit de prendre en charge la subjectivité des hommes et des lieux tout en la circonscrivant à son époque afin de l’objectiver. Cette approche réaliste peut s’appliquer à toutes les circonstances puisqu’elle s’articule sur une dialectique ouverte aux contradictions. Lukacs connaissait la notion de réification propre à Marx qu’il allait affiner tout au long de son œuvre, et il s’agissait déjà lors de cet essai d’éviter de proposer une grille de lecture romanesque chargée de figer les caractères et les aspirations des personnages derrière une glace de concepts désincarnés. Toute la subtilité de Lukacs consiste à proposer une vision progressiste de l’art romanesque même s’il rejette régulièrement et fermement la tradition qu’il juge réactionnaire du roman. Cela comprend tout aussi bien Théophile Gautier hostile à Fourier, Malthus et le darwinisme évidemment, Nietzsche et son cynisme qui justifie toutes les inégalités sociales, Taine et sa sociologie racialiste, le romantisme allemand, la glorification réactionnaire du Moyen Age, Vigny, Croce, mais il apprécie Flaubert qui éprouve une véritable répulsion à l’égard du mode de vie bourgeois, ainsi que Mayer, Bourget malgré son ton réactionnaire qu’il considère comme fin psychologue. Si Walter Scott est son héros, c’est parce qu’il a su décrire avec précision et neutralité les insurrections royalistes, les luttes des Puritains contre les Stuarts, de la noblesse contre l’absolutisme, avec une faculté artistique certaine de rendre l’objectivité socio-historique de son propos. L’auteur s’évertue à analyser les tendances esthétiques des auteurs liées selon lui à leur extraction sociale.

    « C'est seulement dans la dernière période du siècle des Lumières que le problème du reflet artistique surgit comme un problème central de la littérature. Cela se produit en Allemagne ». p.20, Le Roman Historique.

    Cette notion de reflet a été développée par le courant positiviste, comme chez Platon ou Herder, elle joue dans cet ouvrage un rôle central.

    « Mais le changement que Walter Scott effectue dans l'histoire de la littérature mondiale est indépendant de cette limitation de son horizon humain et poétique. La grandeur de Scott réside dans son aptitude à donner une incarnation humaine vivante à des types historico-sociaux. Les traits typiquement humains dans lesquels deviennent tangibles de grands courants historiques n'ont jamais été figurés avant Scott avec cette magnificence, cette franchise et cette vigueur. Et surtout jamais auparavant cette sorte de figuration n'avait été consciemment mise au centre de la représentation de la réalité » p.35, Le Roman Historique.

     

    En concentrant le reflet de la vie sur un grand conflit, en groupant toutes les manifestations de la vie autour de ce conflit et en leur permettant de se donner cours seulement par rapport au conflit, le drame simplifie et généralise les attitudes possibles des hommes à l'égard des problèmes de leurs vies. »

    p.103-103,Ibid.


    Ces vues suggestives sont liées par l’idée que la domination des éléments rationnels au cœur du récit assure son caractère proprement humaniste. L’évocation du conflit ne doit pas éluder la finalité de celui-ci qui consiste régulièrement dans une volonté d’émancipation d’un groupe donné. L’objectivisation du récit assure seule la compréhension du récit.

    « Pour la vie et pour son reflet artistique: le drame, il n'est pas question d'une représentation formelle et décorative, mais d'une convergence objective de forces, de la concentration réelle, personnelle, d'une force sociale qui entre en collision. »

    p.114, Ibid.

     

    Les Particules Élémentaires de Houellebecq répondent non pas en termes de collision mais plus de désintégration. En ce sens, l’auteur aurait été sans nul doute rangé dans la catégorie de « réactionnaire contre-révolutionnaire et anti-progressiste » par le jeune Luckacs. Ses romans ne proposent aucune alternative au délitement des sociétés occidentales, aucune compensation ni consolation, aucune ouverture. Juste une sensation d’accompagnement passif et quelque peu asphyxié.

    « Après la visite de Bruno, Michel demeura couché deux semaines entières. De fait, se demandait-il, com­ment une société pourrait-elle subsister sans religion? Déjà, dans le cas d'un individu, ça paraissait difficile. Pendant plusieurs jours, il contempla le radiateur situé à gauche de son lit. En saison les cannelures se remplissaient d'eau chaude, c'était un mécanisme utile et ingénieux; mais combien de temps la société occiden­tale pourrait-elle subsister sans une religion quelcon­que? »

    p.59, Les Particules Élémentaires.

     

    Le tragique et le dramatique sont bien présents, comme dans tout roman historique, en liaison directe avec la vie des personnages.

    « Répétons-le : nous n'avons mentionné ici que quelques exemples significatifs tirés du grand nombre de faits vitaux » dont le drame est le reflet concentré et artistiquement conscient, épuisant toutes les possibilités de cette concentration. Les lois formelles du drame proviennent de la matière de la vie, dont la forme est le reflet artistique le plus universel et suprêmement généralisé. Mais, justement pour cette raison, les mêmes normes intrinsèques de forme sont en vigueur dans ces œuvres d'art très diverses : les lois du mouvement de la vie elle-même, dont les drames sont des images artistiques. Les lois du reflet artistique sont donc en vigueur et le drame est une véritable œuvre d'art si ces lois sont appliquées et observées. »

    p.115, Le Roman Historique.

    S’ébauche à travers ces digressions un réalisme critique tranchant nettement avec le pur réalisme socialiste, et à fortiori stalinien. Les Matérialistes russes du XIXe siècle comme Pisarev, Debrolyobov ou encore Tchernyschevsky l’ont certes influencé à travers leurs concepts de connaissance, de morale, d’action, et de jugement esthétique s’unissant dans leurs doctrines, mais il a su trouver une voie singulière au sein de cet ouvrage de jeunesse.

    « Mais la forme artistique n'est jamais une simple image mécanique de la vie sociale. Elle naît certes en
    tant que reflet de tendances sociales, mais dans ce cadre elle a sa propre dynamique, sa propre orientation qui la rapproche ou l'éloigne de ce qui est conforme à la vérité. »p.116, Le Roman Historique.

     

    Lukacs ne veut donc pas figer le roman historique dans une gangue purement idéologique mais sait que toute littérature échappe plus ou moins aux critères purement spéculatifs qui sont les siens.

    « La lutte du véritable drame historique avec les obstacles formés par ce qui constitue pour l'art l'apparence abstraite des choses dans l'histoire montre très clairement, dans des exemples positifs et négatifs, que l' individualité du héros dramatique est le point décisif. Tous les faits de la vie qui trouvent leur reflet adéquat dans la forme dramatique peuvent seulement se cristalliser conformément à leurs exigences internes si les forces qui entrent en collision, dont le heurt est causé par ces faits, sont d'une nature telle que leur lutte puisse se concentrer dans des personnes dont les physionomies individuelles et socio-historiques sont également évidentes. »

    P.122, Le Roman Historique.

     

    La dimension concrète du reflet assure à la genèse de la forme dramatique sa nécessité intrinsèque en charriant fidèlement les données de la vie qu'elle est appelée à figurer. L’accomplissement dialectique du roman se traduit par la synthèse entre être et conscience. Le reflet de la société dans le roman est intentionnel et non pas immanent ou subjectif. Seule une bonne moralité peut assurer à l’auteur la capacité à rendre compte de son temps, à savoir se défaire de ses propres intérêts de classe pour décrire ce qui a lieu. Il ne s’agit pas de transposer artificiellement une vision de classe sur des personnages mais bien d’épouser les conflits internes et externes qui les traversent.

     

     

    « L'adaptation artistique de la vie, la forme artistique du reflet de la réalité, consiste dans les deux cas à changer cet  « en soi » en « pour nous », bien que par des moyens différents. Cela est contenu dans la matière du roman tout autant et tout aussi peu que dans celle du drame. Le roman aussi doit traduire des lois socio-historiques directement en caractères et en destinées qui paraissent uniquement individuels. » p.16, Ibid.

    S’il admire tout particulièrement Thomas Mann, c’est pour sa capacité à transcender sa propre condition afin de traduire le plus justement ces lois socio-historiques, en observateur lucide et discret des typicités qui les caractérisent, dévoilant au plus près les rapports sociaux qui déterminent les différents protagonistes. Si Balzac, Goethe ou Tolstoï ont su parler au genre humain, c’est bien parce qu’ils ont transcendé d’une façon éthique tel ou tel courant subjectiviste pour s’approcher d’une vision totalisante de leur temps.

    Au total, l’essai de Lukacs s’avère limpide, procédant avec clarté et finesse, même s’il est à relativiser quant aux catégories d’écrivains bourgeois réactionnaires ou progressistes parfois un peu sommairement attribuées à des auteurs qui ont fluctué au long de leur carrière. Cet essai se recommande par l’ampleur du corpus intellectuel pris en charge ainsi que par la cohérence idéologique qui l’accompagne tant d’un point de vue chronologique que générique. Globalement, l’on sait gré à Lukacs de réunir dans son travail des auteurs très divers qu’il unifie non par une dialectique mécaniste et trop systématique mais plus par un procédé qu’il faut bien qualifier de sociologique. Une sociologie teintée d’utilitarisme car toute œuvre pour Lukacs doit contribuer à une édification politique du lecteur.

    L’art qu’il soit de Balzac, Mann, de Flaubert ou de Goethe, doit produire un contenu susceptible d’engendrer un renouveau des consciences ainsi que des structures sociales afférentes. La lutte au cœur du récit opposant régulièrement l’irrationalisme (conservateur et passéiste) au rationalisme (progressiste, ouvert sur l’avenir), porteur d’une historicité synthétisant tous les temps. Si les romans de Houellebecq n’engendrent pas ce contenu ni n’ambitionnent une visée politique mais se complaisent dans la description désabusée d’un délitement civilisationnel, de Soumission à Sérotonine, ils relèvent toutefois pleinement de cette catégorie de romans historiques en reflétant assez fidèlement l’état des sociétés occidentales de la fin du 20 ème siècle au début du 21ème.


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  • L'adieu à la littérature

    L’adieu théorique à une littérature mythifiée.

     

     William Marx propose l’Histoire d’une dévalorisation qui toucherait le genre littéraire du XVIIIe au XXe Siècle. Rien que cela !

     

    Selon la thèse de l’auteur, la littérature connut un point de bascule entre le XVIIe et le XIXe siècle. Son expansion constante au sein de la société  lui attira le statut de véritable religion. Mais au cœur du XIXe siècle, grisée par sa puissance, elle aspira à se détacher de toutes les contraintes stylistiques, notamment via le concept d’art pour l’art forgé mythiquement  par Victor Cousin, en 1818, durant un hypothétique cours de la Sorbonne.

    Subitement désenclavés, les écrivains tombèrent alors comme de pauvres fantômes d’eux-mêmes dans une marginalisation vaniteuse et auto-dévalorisante.  Ce fut alors le commencement d’un adieu à la littérature dont nous ne serions toujours pas libérés, coincés dans la Caverne de toutes leurs fatuités.

    Ce processus de survalorisation s’inversant en dépréciation aurait duré trois siècles, et ce sans discontinuer.

    Mais si Marx conclut assez habilement sa démonstration en constatant l'impossibilité de tout  savoir à définir de façon exhaustive le processus  d’énonciation littéraire, c’est tout l’objet de son ouvrage qui s’en trouve frappé d’historicisme simplificateur et essentialiste.

    Le principe même d’établir des jugements qualitatifs sur un objet aussi mouvant, arbitraire, subjectif, opaque et donc fondamentalement indéfinissable comme l’est la littérature, en s’appuyant qui plus est sur une grille de lecture plus ou moins rationnelle d’inspiration hégélienne ne relève- t-il pas du péché d’orgueil ?

    Il le reconnaît d’ailleurs tout naturellement : « Ce que pourra être la suite de l’évolution, il n’appartient pas à l’historien de le dire, mais au devin». P.168

    Dire ce qu’elle fut relève de la même gageure, car LA littérature en soi n’existe tout simplement pas.

    L’auteur critique certes le réductionnisme marxiste d’un Bourdieu, qui ignorerait le déterminisme intrinsèque à la littérature, mais ne tombe-t-il pas dans le même travers en accordant aux écrivains une telle souveraineté sur le cours historial de leur propre sphère d’activité ?

    Si certains auteurs ont aspiré à une intransivité radicale, ne recherchant que la forme pour la forme, rien ne permet d’affirmer valablement qu’ils ont à eux seuls réalisé cette fameuse scission entre société et littérature ni même qu’elle a bel et bien eu lieu. Jamais autant de livres n’ont été rédigés, publiés et lus qu’en ce début de 21eme siècle. Et cette littérature de nature industrielle n’a rien de proprement nouveau, Sainte Beuve la dénonçait dès 1839.

     

     

     

    Que des écrivains voire des meutes d’écrivains renoncent à l’écriture, cela a toujours eu lieu. Qu’une certaine littérature se détourne de ce que l’on nomme le réel, également, cela forme des sous-genres. La déconsidération des auteurs par la société, considérés comme marginaux stériles, étant aussi ancienne que leur apparition statutaire régulièrement perçue comme parasitaire.

    Mais tous les jours, des auteurs continuent de traiter du réel, le prochain Houellebecq, « Sérotonine », ne fait que cela.

     

    Certes, le cortège funèbre qui mena Voltaire au Panthéon le 11 juillet 1791 démontre l’influence considérable des classiques sur leur époque, et ce ne sont pas les funérailles  d’un d’Ormesson  qui contrediront l’auteur sur la perte d’importance symbolique de nos illustres écrivants. Si la fonction religieuse de la littérature n’existe plus, et qu’elle a pu correspondre avec ce que Marx détermine comme sa phase d’expansion partie du XIXesiècle, ne faut-il pas la ramener assez prosaïquement à l’athéisme globalement triomphant de nos sociétés consuméristes, qui ne vise particulièrement aucun champ social plus qu’un autre ? 

    L’auteur hésite lui-même à fixer sérieusement des limites temporelles à cette évolution :

    « Le temps des adieux correspond à une phase de transition entre deux mondes : celui où la littérature aspirait à la totalité et celui où elle réduit ses ambitions au minimum. Se clôt alors une période exceptionnelle dans l’histoire de la littérature occidentale, s’étendant grosso modo du début du XVIIe à la fin du  XIXe siècle- avec tout ce que de telles limites temporelles appliquées à un mouvement culturel de fond, ont nécessairement d’arbitraire. »P.38

    Si Renan, et sa « Prière sur l’Acropole », déclarait son ironie à l’égard de toute pose religieuse propre au monde littéraire de son temps, il n’était ni le premier, ni le dernier à se gausser de cette emphase, de Platon à Cioran.

    Malmenée par les positivistes, par les romantiques, par les idéalistes, par les cyniques, par les avant-gardes et les arrière-gardes, la grande littérature ? Mais qu’est-ce donc ? Qui peut prétendre répondre à cette question ? Une littérature de qualité ? Et le sexe des anges alors ?

    Alors quoi ? Trop démocratique ? Trop peu élitiste ? Le contraire du contraire ? Tout lui est reproché, et ce depuis des siècles, mais la littérature ne s’en émeut pas, car son là est indécidable. Intertextuelle, passéiste, déphasée, politisée, faussement inconvenante, publicitaire, déficitaire, pathétique, creuse, intellectualiste, faussaire, vulgaire, absconse, incestueuse, obsolète, elle est ce qu’elle n’est pas, et n’a pas à obéir à quelque canon téléologique que ce soit.

    Aucune mission éthique, logique, sociale, politique ou métaphysique ne lui a jamais été assignée de toute éternité. Elle n’est qu’un vecteur d’expression, mutant et aléatoire. C’est à la source de cette illusion empreinte de religiosité dégradée que naissent tous les discours sur son éloignement ou sa mort à venir.

     

    Elle va, elle vient, elle se perd, se méprend, nous déprend, se réapprend. Elle qui n’existe pas. 

     


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    Kant et la violence politique.

     

    "Sans violence, aucun droit ne peut être fondé, en sorte que la violence doit précéder  le droit". XVII, 515.

    Emmanuel Kant.

    "L'ordre de la nature veut que la violence et la contrainte précèdent le droit, car, autrement, les hommes ne pourraient jamais être amenés à se donner une loi et à s'unir. Mais l'ordre de la raison veut qu'ensuite la loi règle la liberté, l'exprime par le truchement d'une  forme" (XXIII, 169). Remarques préparatoires de l'essai Vers la paix perpétuelle.

    Emmanuel Kant.

    Ces citations résonnent de façon brûlante à l'aune du conflit social français présentement en cours. Kant, connu comme ce philosophe de la Raison, équilibré et tendant à la paix, a pourtant régulièrement analysé la violence comme un processus naturel et potentiellement légitime, en fonction de ses résultats. Le recours à des méthodes non pacifiques visant à  la mutation d'un système politique, à sa refondation, comme dans le cadre de la Révolution française, n'est jamais invalidé par Kant. Il se contente assez pragmatiquement d'évaluer ce recours  à posteriori, selon sa réussite ou son échec à supplanter l'ordre légal précédent. Même si ses tendances personnelles  le portent vers une approche réformiste,  il souligne régulièrement que le passage de l'état naturel (entendu au sens de Hobbes, à savoir inégal  et inique) à l'état civil, doit passer par le conflit. L'ordre juridico-politique républicain s'est institué par une rébellion, une forme de sédition ne s'appuyant sur aucun droit initial. Kant a défendu l'émergence de cette République, une fois qu'elle a triomphé de la légalité  ainsi violemment destituée.  Mais il condamnait toute autojustification légale durant le processus de renversement, d'où  l'ambiguïté de ces citations sorties de tout contexte historique.

    "[...] une fois qu'une révolution a réussi et qu'une nouvelle Constitution est fondée, l'illégalité de ses débuts [violents] [...] ne saurait dispenser les sujets de l'obligation de se plier, en bons citoyens, au nouvel ordre de choses, et ils ne peuvent se refuser à obéir loyalement à l'autorité qui est maintenant au pouvoir" (Doctrine du droit, 1797,& 49, "Remarque générale" et note, Ak VI, 318-323).

     

    Un nouvel état de droit qui en somme, sera à son tour habilité à interdire toute forme de violence à son encontre...Il faut bien dire que ce monopole de la violence légitime fait une très belle place à l'arbitraire des rapports de force sociaux. Cet accompagnement de la violence du droit par la violence des  faits correspond à cette notion faussement nébuleuse d'inssociabilité humaine, point de bascule névralgique vers  toute concorde possible. Selon Kant, la nature utilise toutes les incompatibilités humaines, statutaires, étatiques, de tous les corps constitués, pour faire advenir la paix.  À travers cette perspective, la nature violente ne serait que le miroir inversé de la civilité aboutie, son exact pendant.

     

    Kant va jusqu’à évoquer des  guerres sublimes, qui font parfois avancer la pensée, condamnant toute forme de pacifisme primaire :

    « {…]  en revanche, une longue paix fait régner le simple esprit mercantile, et avec lui l’égoïsme bas, la lâcheté, la veulerie ; d’ordinaire, elle avilit la pensée du peuple »

    (Critique de la faculté de juger,& 28, Ak V, 263).

     

    La violence doit viser un nouvel ordre légal pour trouver grâce aux yeux de Kant, faute de quoi elle relève du pur nihilisme. Dans les Vorarbeiten du Conflit des facultés, il déclare :

     « Pour fonder le pacte social constitutif d’une république, il faut déjà qu’il y ait une république. Par conséquent, celle-ci ne peut être fondée que par la violence et non par un accord ». (XXIII, 426).

     

    Décidément, Kant n’est pas ce pacifiste béat que certains ont bien voulu lire, la citation suivante leur ôtera tout doute sur la question :

     

    « à partir du moment où il n’est plus question du droit, mais seulement de la force (Gewalt), il est permis aussi au peuple de faire l’essai de la sienne, et partant, de rendre incertaine toute condition légale »

    (LC, VIII, 306)

     

     

     

    Œuvres complètes de Kant en allemand en 29 tomes, éditées  par Walter de Gruyter. Œuvres philosophiques, Paris, Gallimard, NRF-Pléiade, 3 tomes, 1980, 1985 et 1986.

    Critique de la raison pure, Paris, Garnier-Flammarion, 1987.

    Doctrine du droit, Paris, Vrin, 1988.

    Projet de paix perpétuelle, Paris, Vrin, 1990.

    Critique de la faculté de juger, Paris, Gallimard « Folio Esais », 1985.

    Opuscules sur l’histoire (comprenant notamment l’Idée d’une histoire universelle au point de vue cosmopolitique et les Conjectures sur les débuts de l’histoire humaine), Paris, Garnier-Flammarion, 1990. 

    Domenico Losurdo, Autocensure et compromis dans la pensée  de Kant, 

    1995, Presses Universitaires de Lille, 1993.

     

    Kant et la violence politique.


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